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Au rebours de la Loire, on n’a pas assez vanté Bordeaux, ou du moins on l’a mal vanté.

On loue Bordeaux comme on loue la rue de Rivoli : régularité, symétrie, grandes façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres, etc. ; ce qui pour l’homme de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à voir. Or, pour Bordeaux, rien n’est moins exact.

Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être unique. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux.

J’excepte pourtant du mélange — car il faut être juste — les deux plus grandes beautés de Versailles et d’Anvers, le château de l’un et la cathédrale de l’autre.

Il y a deux Bordeaux, le nouveau et l’ancien.

Tout dans le Bordeaux moderne respire la grandeur comme à Versailles ; tout dans le vieux Bordeaux raconte l’histoire comme à Anvers.

Ces fontaines, ces colonnes rostrales, ces vastes allées si bien plantées, cette place Royale qui est tout simplement la moitié de la place Vendôme posée au bord de l’eau, ce pont d’un demi-quart de lieue, ce quai superbe, ces larges rues, ce théâtre énorme et monumental, voilà des choses que n’efface aucune des splendeurs de Versailles, et qui dans Versailles même entoureraient dignement le grand château qui a logé le grand siècle.

Ces carrefours inextricables, ces labyrinthes de passages et de bâtisses, cette rue des Loups qui rappelle le temps où les loups venaient dévorer les enfants dans l’intérieur de la ville, ces maisons-forteresses jadis hantées par les démons d’une façon si incommode qu’un arrêt du Parlement déclara en 1596 qu’il suffisait qu’un logis fût fréquenté par le diable pour que le bail en fût résilié de plein droit, ces façades couleur amadou sculptées par le fin ciseau de la renaissance, ces portails et ces escaliers ornés de balustres et de piliers tors peints en bleu à la mode flamande, cette charmante et délicate porte de Caillau bâtie en mémoire de la bataille de Fornoue, cette autre belle porte de l’hôtel de ville qui laisse voir son beffroi si fièrement suspendu sous une arcade à jour, ces tronçons informes du lugubre fort du Hâ, ces vieilles églises, Saint-André avec ses deux flèches, Saint-Seurin dont les chanoines gourmands vendirent la ville de Langon pour douze lamproies par an, Sainte-Croix qui a été brûlée par les normands, Saint-Michel qui a été brûlé par le tonnerre, tout cet amas de vieux porches, de vieux pignons et de vieux toits, ces souvenirs qui sont des monuments, ces édifices qui sont des dates, seraient dignes, certes, de se mirer dans l’Escaut comme ils se mirent dans la Gironde, et de se grouper parmi les masures flamandes les plus fantasques autour de la cathédrale d’Anvers.

Ajoutez à cela, mon ami, la magnifique Gironde encombrée de navires.