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Quand on approche de la ville, la figure grecque et antique de la vieille Avignon se modifie, sans disparaître pourtant, et l’idée catholique prend forme et se fait jour. Les clochers se multiplient ; les aiguilles gothiques percent ce magnifique entassement d’architraves ; le château des papes devient pour le regard une sorte de cathédrale romane gigantesque, qui a sept ou huit tours énormes pour façade et une montagne pour abside. Des ogives se dessinent çà et là dans l’enceinte fortifiée ; des ailerons arabes s’attachent aux deux côtés des massives portes-donjons ; vers le haut des murs apparaissent des meurtrières d’une forme remarquable : la meurtrière des papes est une croix .

Tout cela, c’est de la grandeur ajoutée à de la grandeur ; comme je l’ai dit plus haut, c’est Rome surgissant dans Athènes. La meurtrière elle-même ne choque pas. La tiare était casque par un côté. Jules II, qui fut évêque d’Avignon avant d’être pape, l’a souvent montrée de ce côté-là aux rois de l’Europe. La croix catholique n’est pas seulement une croix ; elle est quelquefois un marteau ; elle est quelquefois une épée.

Maintenant que le flot se retire d’elle, Avignon n’est plus qu’une petite ville, mais c’est une petite ville d’un aspect colossal.

J’y suis arrivé vers le soir. Le soleil venait de disparaître dans une brume ardente ; le ciel avait déjà ce bleu vague et clair qui fait si divinement resplendir Vénus ; quelques têtes d’hommes, brunes et hâlées, se montraient sur les hautes murailles comme dans une ville turque ; une cloche tintait, des bateliers chantaient sur le Rhône, quelques femmes pieds nus couraient vers le port ; je voyais par une porte ogive monter dans une rue étroite un prêtre portant le viatique, précédé d’un bedeau chargé d’une croix et suivi d’un fossoyeur chargé d’une bière ; des enfants jouaient sur des pierres à fleur d’eau au bas du quai ; et je ne saurais dire quelle impression résultait pour moi de la mélancolie de l’heure mêlée au grandiose du spectacle.


Avignon se meurt comme Rome, de la même maladie que Rome, avec autant de majesté que Rome.

Pourtant, si vous voulez conserver l’impression entière, si vous voulez emporter dans votre esprit, dans votre cœur peut-être, Avignon vierge et vénérée, si vous voulez qu’aucun sentiment moindre ne trouble en vous les hautes pensées qui sortent de la contemplation de cette ville, n’abordez pas, n’entrez pas dans Avignon, passez en toute hâte, descendez le Rhône, gagnez Beaucaire ou Marseille, une cité marchande quelconque, et de là retournez-vous vers Avignon pour l’admirer.

Si vous persistez, si vous oubliez cette importante vérité que le voyageur ne connaît jamais des mœurs d’une ville que leur côté hideux, l’hospitalité