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ments de silex, ses bras de granit qui se dressent encore ; et, là haut, au-dessus des nuages, cette large zone de roche calcaire, qui montre à nu ses couches horizontales, c’est le front ridé du géant.

Combien les monuments de l’homme semblent peu de chose près de ces édifices merveilleux qu’une main puissante éleva sur la surface de la terre, et dans lesquels il y a pour l’âme comme une nouvelle manifestation de Dieu ! Ils ont beau, avec la fuite des années, changer de forme et d’aspect ; leur architecture, sans cesse rajeunie, garde éternellement son type primitif. À ces rochers qui surplombent et se dégradent, succéderont d’autres rochers qui déchireront les nues ; de nouveaux arbres croîtront sans culture où gisent ces troncs morts de vieillesse ; ces torrents s’écoulent, d’autres cataractes s’ouvriront. Depuis des siècles, la physionomie des Alpes n’a pas varié. Les détails passent, l’ensemble reste.

Heureux le peuple qui, comme les fils de Guillaume Tell et de Winckelried, peut confier à de tels monuments tous ses souvenirs de gloire, de religion et de liberté ! Comment pourraient s’effacer ces saintes traditions, quand rien de ce qui les rappelle ne peut périr ? Ces sublimes édifices n’ont à craindre ni l’ignoble badigeon qui a souillé Notre-Dame de Reims, Notre-Dame de Paris, Saint-Germain-des-Prés, la vieille abbaye romane ; ni le grattoir qui a mutilé les frontons de la cour du Louvre ; ni le marteau qui allait démolir Chambord après avoir détruit les manoirs de Montmorency et de Bayard. Encore un peu, et tous les monuments de France ne seront plus que des ruines ; encore un peu, et toutes ces illustres ruines ne seront plus que des pierres, et ces pierres ne seront plus que de la poussière. Ici, tout se transforme, rien ne meurt. Une ruine de montagne est encore une montagne. Le colosse a changé d’attitude, voilà tout. C’est qu’il y a dans toutes les parties de la création un souffle qui les anime. Les ouvrages de Dieu vivent, ceux de l’homme durent ; et que durent-ils !

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Nous quittons Servoz, où l’on prend quelque rafraîchissement, et qui marque le milieu du trajet de Sallanches à Chamonix. Voici que le chemin fait comme vient de faire mon esprit ; nous passons d’une montagne écroulée à un château ruiné. Depuis un quart d’heure nous côtoyons de très près l’Arve, qui coule presque de niveau avec la route. Tout à coup le muletier nous montre à droite, sur une espèce de haut promontoire que la montagne voisine pousse au milieu de la rivière, quelques pans de murailles démantelées, avec un débris de tours, et d’étroites ogives façonnées par la main des hommes, et de larges crevasses faites par le temps. C’est le manoir de Saint-Michel, vieille forteresse des comtes de Genève, célèbre dans la