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Pendant que je dessinais, le Rigi-Kulm s’est peuplé. Les premiers visiteurs ont gravi la montagne par le chemin d’Art, qui est plus escarpé, mais qui a plus d’ombre que le chemin de Weggis, où j’avais eu à lutter contre le soleil et le sirocco.

C’étaient de jeunes étudiants allemands, le sac sur le dos, le bâton à la main, la pipe de faïence peinte à la bouche, qui sont venus s’asseoir à côté de moi avec leur air à la fois penseur et naïf. Puis une jolie anglaise blonde est montée sur l’observatoire. Elle arrivait de Lombardie et était parvenue à Lucerne par le Saint-Gothard. Les étudiants, qui étaient descendus en Suisse par Zurich et par Schwyz, parlaient de Rapperschwyl, de Herrliberg et d’Affholtern ; l’anglaise s’extasiait avec une petite voix mélodieuse sur Giamaglio, Bucioletto, Rima et Rimella.

Tout cela c’est la Suisse. Les voyelles et les consonnes se partagent la Suisse de même que les fleurs et les rochers. Au nord, où est l’ombre, où est la bise, où est la glace, les consonnes se cristallisent et se hérissent pêle-mêle dans tous les noms des villes et des montagnes. Le rayon du soleil fait éclore les voyelles ; partout où il frappe, elles germent et s’épanouissent en foule ; c’est ainsi qu’elles couvrent tout le versant méridional des Alpes. Elles s’éparpillent gaiement sur toutes ces belles pentes dorées. Le même sommet, le même rocher, ont dans leur côté sombre des consonnes, dans leur côté éclairé des voyelles. La formation des langues apparaît à nu dans les Alpes, grâce à la position centrale de la chaîne. Il n’y a qu’une montagne, le Saint-Gothard, entre Teütelsbrücke et Airolo.

Vers cinq heures et demie, les visiteurs ont surgi presque à la fois de toutes parts, à pied, à cheval, à âne, à mulet, en chaise à porteurs ; des anglais enfouis sous des carricks, des parisiennes en châles de velours, des malades qui passent l’été à la maison des bains froids ; un sénateur de Zurich chassé par la petite révolution d’il y a huit jours ; un commis voyageur français disant qu’il avait visité Chillon et la prison où est mort Bolivar, etc. À deux heures j’étais arrivé seul ; à six heures nous étions soixante.

Cette grosse foule, comparée à cette chétive auberge, émut un des jeunes allemands, qui me déclara solennellement que nous allions tous mourir de faim.

En ce moment l’abîme devenait magnifique. Le soleil se couchait derrière la crête dentelée du Pilate. Il n’éclairait plus que les sommets extrêmes de toutes les montagnes, et ses rayons horizontaux se posaient sur ces monstrueuses pyramides comme des architraves d’or. Toutes les grandes vallées des Alpes se remplissaient de brumes. C’était l’heure où les aigles et les gypaètes reviennent à leurs nids.

Je m’étais avancé jusqu’au bord du précipice que domine la croix et qui