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Charles le Téméraire se levaient dans mon esprit plus haut que le mont Pilate et complétaient cet horizon de grandes montagnes et de grands évémement.

J’avais encore sous les yeux Frutigen d’où fut chassé le bailli de Tellenburg ; — l’Entlebuch, où l’on cueille le rosage des Alpes, où les paysans ont les jeux de la Grèce et chantent tous les ans leur chronique scandaleuse et secrète du Hirsmontag ; — à l’est, Berne, qui a vu la première bataille des suisses opprimés, Donnerbühl, en 1291 ; — au nord, Bâle, qui a vu la dernière victoire des suisses libres, Dornach, en 1499.

De l’est au nord, je voyais courir toutes les Alpes calcaires depuis le Sentis jusqu’à la Yungfrau ; au midi surgissaient pêle-mêle, d’une façon terrible, les grandes Alpes granitiques.

J’étais seul, je rêvais, — qui n’eût rêvé ? — et les quatre géants de l’histoire européenne venaient comme d’eux-mêmes devant l’œil de ma pensée se poser debout aux quatre points cardinaux de ce colossal paysage : Annibal dans les Alpes allobroges, Charlemagne dans les Alpes lombardes. César dans l’Engadine, Napoléon dans le Saint-Bernard.

Au-dessous de moi, dans la vallée, au fond du précipice, j’avais Küssnacht et Guillaume Tell.

Il me semblait voir Rome, Carthage, l’Allemagne et la France, représentées par leurs quatre plus hautes figures, contempler la Suisse personnifiée dans son grand homme ; eux capitaines et despotes, lui pâtre et libérateur.

C’est une heure grave et pleine de méditations que celle où l’on a sous les yeux la Suisse, ce nœud puissant d’hommes forts et de hautes montagnes, inextricablement noué au milieu de l’Europe, qui a ébréché la cognée de l’Autriche et rompu la formidable épée de Charles le Téméraire. La providence a fait les montagnes, Guillaume Tell a fait les hommes.

Comment ai-je passé toute cette journée sur le sommet du Rigi ? je ne sais. J’ai erré, j’ai regardé, j’ai songé. Je me suis couché à plat ventre au bord du précipice et j’ai avancé la tête pour fouiller du regard dans l’abîme ; j’ai fait à vol d’oiseau la visite de Goldau ; j’ai jeté quelques pierres dans le trou qu’ils appellent Kessisbodenloch, mais je dois dire que je ne les ai pas vues ressortir par le bas de la montagne ; j’ai acheté un couteau de bois sculpté à un montagnard ; je suis monté sur l’observatoire et de là j’ai dessiné le Mythen, prodigieux cône de granit au sommet duquel il y a une pièce rougeâtre qui fait que le Mythen semble avoir été raccommodé avec du ciment romain comme le pyramidion de Luxor. Vu du Rigi, le Mythen a la forme exacte des pyramides d’Égypte. Seulement Chéops disparaîtrait dans son ombre, comme la tente du bédouin disparaît dans l’ombre de Chéops, comme Rhamsès disparaît dans l’ombre de Jéhovah.