Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après avoir passé le péage, où l’on demande aux voyageurs six batz (dix-huit sous) par cheval, je me suis assis au bord du précipice, et, de même que le crétin, j’ai laissé pendre mes pieds sur le donjon ruiné de Gessler, enfoui dans les ronces à sept cents toises au-dessous de moi.

À quelques pas derrière moi riaient et jasaient, en se roulant sur l’herbe, trois marmots anglais fort jolis et fort empanachés, jouant avec leur bonne en tablier blanc, comme au Luxembourg, et me disant bonjour en français.

Le Rigi est fort sauvage en cet endroit, le voisinage du sommet se fait sentir ; quelques chalets groupés en village s’enfoncent dans un haut ravin qui balafre le faîte du mont, et, du côté de Küssnacht, dans l’abîme, je voyais grimper en foule vers moi ces hauts sapins qui seront un jour des mâts de navires et qui n’auront eu que deux destinées, la montagne et l’océan.

Du point où j’étais, on aperçoit le sommet, il semble tout près, on croit y atteindre en trois enjambées, il est à une demi-lieue.

À deux heures, après une marche de quatre heures, fort coupée de stations et de caprices dans le sens étymologique du mot, j’étais sur le Rigi-Kulm.

Au sommet du Rigi, il n’y a que trois choses : une auberge, un observatoire fait de quelques planches clouées sur quelques solives, et une croix. C’est tout ce qu’il faut ; l’estomac, l’œil et l’âme ont un triple besoin. Il est satisfait.

L’auberge s’appelle l’hôtel du Rigi-Kulm et m’a paru suffisante. La croix est suffisante aussi ; elle est de bois, avec cette date : 1838.

Le sommet du Rigi est une large croupe de gazon. Quand j’y suis arrivé, j’étais seul sur la montagne. J’ai cueilli, au bord d’un précipice de quatre mille pieds, en pensant à toi, chère amie, et à toi, ma Didine, cette jolie petite fleur. Je vous l’envoie.

Le Rigi a neuf fois la hauteur du clocher de Strasbourg ; le Mont-Blanc n’a que trois fois la hauteur du Rigi.

Sur des sommets comme le Rigi-Kulm, il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce horrible ? Je ne sais vraiment. C’est horrible et c’est beau tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L’horizon est invraisemblable, la perspective est impossible ; c’est un chaos d’exagérations absurdes et d’amoindrissements effrayants.

Des montagnes de huit cents pieds sont des verrues misérables ; des forêts de sapins sont des touffes de bruyères ; le lac de Zug est une cuvette pleine d’eau ; la vallée de Goldau, cette dévastation de six lieues carrées, est une pelletée de boue ; le Bergfall, cette muraille de sept cents pieds le long de