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matin, le lac de Zug qui m’a gratifié d’une excellente anguille pour mon déjeuner, et le lac de Lucerne qui vient de me donner à souper avec ses admirables truites saumonées.

Vus à vol d’oiseau, le lac de Zurich a la forme d’un croissant qui appuie l’une de ses pointes à Zurich et l’autre à Uznach, le lac de Zug a la forme d’une pantoufle dont la route de Zug à Art ferait la semelle, le lac des Quatre-Cantons figure jusqu’à un certain point une patte d’aigle brisée dont les fractures font les deux golfes de Brunnen et de Buochs, et dont les quatre ongles s’enfoncent profondément, l’un dans Alpnach, l’autre dans Winkel, le troisième dans Lucerne et le dernier dans Küssnacht, où Tell a tué Gessler. Le point culminant du lac est Fluelen.

Avant de quitter le lac de Zurich, je me suis réconcilié avec lui. C’est qu’il était vraiment beau à voir du haut de la côte d’Albis. Les maisons blanches brillaient sur la rive opposée comme des cailloux dans l’herbe, quelques bateaux à voiles ridaient l’eau étincelante, et le soleil levant enlevait l’une après l’autre de la surface du lac toutes les brumes de la nuit, que le vent portait diligemment à un gros tas de nuages amoncelés dans le nord. Le lac de Zurich était magnifique ainsi. Cependant je n’y reviendrai plus.

Quand je te dis que j’ai vu trois lacs dans ma journée, je suis bien bon, car j’en ai vu quatre. Entre Albis et Zug, au milieu des sierras les plus pittoresques du monde, au fond d’un ravin très sauvage, très boisé et très désert, on aperçoit un petit lac d’un vert sombre qui s’appelle Türlersce et dont la sonde n’a pu trouver le fond. Il paraît qu’un village riverain s’y est écroulé et englouti. La couleur de cette flaque d’eau est inquiétante. On dirait une grande cuve pleine de vert-de-gris. — Mauvais lac ! m’a dit un vieux paysan en passant.

Plus on avance, plus les horizons deviennent extraordinaires. À Albis il semble qu’on ait sous les yeux quatre chaînes de montagnes superposées ; au premier plan les Ardennes vertes, au second plan le Jura sombre et à brusques courbures, au troisième étage les Apennins chauves et abrupts, au fond, au-dessus de tout, les blanches Alpes. On croit voir les quatre premières marches de l’ancien escalier des Titans.

Puis on redescend dans les vallées, on s’enfonce dans les forêts ; les branchages chargés de feuilles font sur la route une voûte réticulée dont les crevasses laissent pleuvoir le jour et la chaleur, quelques rares cabanes montrent à moitié leurs façades de bois blond, ragoûtantes et gaies, avec leurs croisées à vitres rondes qu’on dirait grillées de gros tulle ; un paysan bienveillant passe avec son chariot attelé de bœufs ; les ravins font de larges coupures dans la futaie, le regard s’échappe par ces tranchées, et, s’il est midi, si le