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C’est en méditant sur les dangers dont cette nature sauvage assiège les pas du simple curieux, qu’on est tenté d’admirer, comme des récits fabuleux, les histoires qui nous montrent, dans l’antiquité, les machines de guerre carthaginoises, et, de nos jours, les canons français, traversant les Alpes. On se demande avec effroi, et presque avec incrédulité, comment le lourd attirail d’une armée a pu voyager par des routes qui semblent souvent refuser de l’espace et de la solidité aux pieds aériens du chamois, et comment il a réussi à doubler deux fois ces hauts promontoires qui baignent dans les nuages et plongent si profondément dans le ciel. L’explication de ceci est dans la puissance que Dieu a donnée à l’intelligence de l’homme. Ces choses merveilleuses se sont faites pour montrer en quelque sorte combien l’homme est roi de la nature physique. À l’aspect des Alpes, il semblerait qu’une armée de géants seule pourrait franchir ces colosses. Ne faut-il pas admirer que, pour accomplir ce miracle et le renouveler de nos jours, il ait suffi, pour les deux armées, de deux géants de volonté et de génie, Annibal et Napoléon ?

Je m’aperçois que ma pensée va plus vite que nos rapides chariots. Nous quittons à peine Sallanches, et déjà je cherche à démêler sur les crêtes étincelantes des vieilles Alpes les traces que n’y ont pas laissées les deux grands envahisseurs de l’Italie. C’est qu’en effet il est difficile de ne point éprouver quelque profonde émotion lorsque, par une belle matinée d’août, en descendant la pente sur laquelle Sallanches est assise, on voit se dérouler devant soi cet immense amphithéâtre de montagnes toutes diverses de couleur, de forme, de hauteur et d’attitude, masses énormes, tour à tour éclatantes et sombres, vertes et blanches, distinctes et confuses, dont un large rayon du soleil, encore oblique, inonde chaque intervalle, et au-dessus desquelles, comme la pierre du serment dans un cercle druidique, le mont Blanc s’élève royalement avec sa tiare de glace et son manteau de neige.

En sortant de Sallanches, la route de Chamonix traverse une vaste plaine qui vous laisse tout le temps d’admirer ce grand et immuable spectacle. Cette plaine, d’environ deux lieues de largeur, n’était la veille qu’une mer. Il avait plu, et l’Arve, qui la divise dans sa longueur, l’avait prise tout entière pour lit, comme il arrive toujours dans les temps d’orage. Mais il avait suffi de vingt-quatre heures pour faire rentrer le torrent dans les limites qu’il viole si souvent ; et la route, encore fangeuse à notre passage, n’était plus que rarement coupée par des mares et des courants d’eau jaunâtre, qui lavaient de temps en temps les pieds des mulets et les roues basses des chars à bancs.

À travers la riche verdure dont on est de toutes parts environné, le trajet de cette plaine serait infiniment agréable, si l’on n’était impatient d’aborder