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dieppe. — le tréport. — le bourg-d’ault.


Dieppe, 8 septembre, 9 heures du soir.

Ceci est probablement, chère amie, l’avant-dernière lettre que tu recevras de moi. Le 12 ou le 13 au plus tard je serai à Paris près de toi, près de vous. Quelle joie de t’embrasser ! Va, crois-le bien, je serai heureux, pauvre amie. Le voyage n’est qu’un étourdissement rapide. C’est à la maison qu’est le bonheur.

Chaque jour me rapproche rapidement de vous. Je suis aujourd’hui à Dieppe. J’y étais venu revoir et étudier encore le curieux bas-relief de l’église qui figure en quelque sorte la découverte de l’Amérique. Plusieurs encombres ont retardé la voiture, de sorte que je suis arrivé trop tard. Il était sept heures du soir et l’église était pleine d’ombre quand j’y suis entré. Elle était d’ailleurs admirable à voir ainsi, mais le bas-relief n’offrait à l’œil qu’une croûte de pierre inégale. Impossible d’y rien distinguer. Je venais dans cette église en antiquaire, elle m’a reçu en peintre. Je ne me plains pas.

Il y a une bien belle promenade à faire à Dieppe. Je n’y ai rencontré aucun promeneur. Il faut, à la nuit tombante, suivre le quai méridional, côtoyer un groupe de maisons qui fait la tête d’une rue, et monter derrière le château par un sentier qui grimpe vers la falaise par le bord du fossé. Bien des souvenirs gisent dans ce fossé qu’ont mesuré tant de fois du regard tous ces beaux gentilshommes de la Fronde à la fois si roués et si naïfs. C’est un ravin qui entaille profondément le dos de la falaise et le long duquel descend avec un mouvement ferme et superbe le haut mur du château. Ce mur, encore festonné par endroits de vieux mâchicoulis, laisse à mi-côte une haute tour carrée et en va porter une autre jusqu’au sommet de l’escarpement. Ceci est déjà beau, mais il ne faut pas s’en contenter. Il faut gravir sur la cime même de la falaise, si l’on n’a pas trop peur des formes vagues qu’on voit sauteler lourdement sur l’herbe. Il faut avancer bravement et n’avoir pas horreur des choses de l’ombre. Quand on sera en haut, on verra.

J’y étais tout à l’heure ; je m’étais avancé au bord de la falaise, quelques pas au delà d’une vieille barrière de bois qu’on a mise là sans doute pour les vaches, car je n’y ai pas vu un être humain. À ma droite, un peu au-dessous de moi, le château avec ses toits et ses tourelles faisait un bloc de ténèbres. Quand même une grosse douve ne me l’eût pas cachée, il m’eût