Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gazonnée géométriquement et passée à l’état classique. Or, j’aime la courbe comme Dieu la fait, l’herbe où elle pousse, le buisson où le vent le sème, la pente capricieuse, la verdure libre, et Shakespeare. J’aime le roc, je hais le mur ; j’aime le ravin, je hais le fossé ; j’aime l’escarpement, je hais le talus.

À Anvers tout le monde vous demande : Avez-vous visité la citadelle ? je répondais : Oui, la cathédrale.

Si l’on me demande : Avez-vous bu de bonne bière dans votre voyage de Belgique ? je répondrai : Oui, en France. J’ai bu d’excellente bière en effet à l’hôtel Dessin, à Calais. En Belgique, toute leur bière, bière blanche de Louvain, bière brune de Bruxelles, a un arrière-goût odieux. Les anglais la trouvent trop houblonnée. Va pour houblonnée, mais c’est mauvais. Quant à leur vin (aux belges), il sent la violette. Il y entre plus d’iris que de raisin. C’étaient, en vérité, de détestables boissons. Je me réfugiais de l’une dans l’autre, mais, à tout prendre, j’aimais encore mieux de la bière blanche que du vin bleu.

De Calais à Boulogne, on ne rencontre que diligences anglaises avec leurs quatre chevaux menés à grandes guides au galop et leur cocher juché obliquement sur la voiture comme une plume sur l’oreille d’un procureur.

La première que j’ai vue s’intitulait l’Opposition. Un instant après, il en a passé une autre qui s’appelait the Telegraph, et qui avait à son sommet un grand voyageur maigre, lequel gesticulait beaucoup. Je présume que ce monsieur portait à Londres quelque nouvelle importante.

Le trajet de Calais à Boulogne est une ravissante promenade. La route court à travers les plus beaux paysages du monde. Les collines et les vallées s’enflent et s’abaissent en ondulations magnifiques.

Sur les hauteurs on a des spectacles immenses. À perte de vue des étages de champs et de prés cousus les uns aux autres ; de grandes plaines rousses, de grandes plaines vertes, des clochers, des villages, des bois qui présentent de cent façons leurs grands trapèzes sombres, et toujours, tout au fond, à l’occident, un bel écartement de collines que la mer emplit comme un vase.

La route descend, tout change, on est dans le petit, dans le limité, dans le charmant ; trois arbres vous bornent l’horizon. Ou bien c’est une ferme avec son tas de fumier et sa charrette aux quatre roues boueuses et rouillées ; ou bien un cimetière plein de ciguë en fleur, dont le vieux mur fait ventre sur la route. On est sous une allée basse de gros pommiers dont les branches égratignent joyeusement la voiture ; on passe près d’une haie d’où sortent comme des doigts crochus ces racines qui empoignent si bien la terre et qu’Albert Dürer aimait tant. On remonte, et l’on retrouve le ciel, la terre.