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l’église et qui mériterait d’être fustigé en place publique. Ce misérable dispose de Rubens à sa guise, le cache ou le montre, le prête ou le retire, le tout à son gré, sans contrôle, insolemment, souverainement, absolument. C’est odieux.

Le doyen de la cathédrale, un certain M. Lawez, a fait couvrir d’une serge, sous prétexte d’indécence, un Jugement dernier qui est le meilleur tableau de Backers. Impossible de faire lever cette serge. Voilà un stupide doyen, n’est-ce pas ?

Je songe souvent à vous, Louis, dans ce pays qui vous plairait tant. Avant-hier, j’étais à Turnhout, une petite ville qui est par là vers le nord. Je me promenais, le soleil était couché. Tout à coup au détour d’une petite rue déserte je me suis trouvé dans la campagne. Il y avait à quelque distance une grosse vieille tour vers laquelle j’ai marché. C’était vraiment beau. Une vieille tour carrée en brique, haute, énorme, massive, cordonnée près du sommet d’une petite dentelure byzantine, adossée à un vieux château refait et gâté, mais le couvrant de son ombre et ayant du reste conservé, elle, sa forme exquise et sévère. Au pied de la tour miroitait un fossé d’eau vive dans lequel sa hauteur se doublait. Toutes les fenêtres étaient masquées de barreaux de fer. C’était une prison.

Je me suis arrêté longtemps près de cette sombre masse que le crépuscule noircissait à chaque instant.

Il sortait d’une des fenêtres d’en haut un chant plein de tristesse et de douceur. Je me souvenais d’en avoir entendu un aussi mélancolique et aussi grave au Mont-Saint-Michel, l’an dernier. Comme c’était la kermesse d’août, il y avait au loin dans la ville un bruit de danses et de rires. Le chant du prisonnier coupait cela sans dureté et sans colère.

Le jour s’éteignait à l’occident, les roseaux du fossé frissonnaient, de temps en temps un gros rat passait rapidement sur la saillie du pied de la tour. Et puis le fond du paysage était un vrai fond flamand, deux ou trois grosses touffes d’arbres, une vieille église rouge à pignon en volutes, à grand toit et à petit clocher, un hameau très bas fumant à côté, une plaine immense et noire, un ciel clair, pas un nuage. Je n’ai jamais rien vu de plus austère et de plus doux.

Mais je me laisse aller à causer avec vous, mon bon Louis, et il n’y a pas de raison pour que cette lettre finisse, surtout si je me mets à vous parler maintenant de ma vieille amitié, vous la connaissez bien, n’est-ce pas, Louis ?

Je vous embrasse de toute mon âme.