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DE VILLERS-COTTERETS À LA FRONTIÈRE.

cinq ans. Shakespeare et Cervantes vivaient encore. Brantôme et Pierre Mathieu vivaient aussi. Élisabeth d’Angleterre était morte depuis huit ans ; et depuis sept ans Clément VIII, pape pacifique et bon français, comme dit l’Étoile. En 1611 mouraient Papirien Masson et Jean Busée ; l’empereur Rodolphe déclinait ; Gustave-Adolphe succédait à Charles IX de Suède, le roi visionnaire ; Philippe III chassait les maures d’Espagne malgré l’avis du duc d’Ossuna, et l’astronome hollandais Jean Fabricius découvrait les taches du soleil. — Voilà ce qui se passait dans le monde pendant que Turenne naissait.

Du reste, Sedan n’a pas été une pieuse gardienne de cette noble mémoire. Le pavillon natal de M. de Turenne a été jeté bas comme je viens de vous le dire, son château a été rasé.

Je n’ai pas eu le courage d’aller voir à Bazeilles si quelque paysan propriétaire n’a pas fait arracher l’allée d’arbres qu’il avait plantée. Au lieu de tout cela la grande place de Sedan donne au visiteur une assez médiocre statue en bronze de Turenne, laquelle ne m’a pas consolé du tout. Cette statue, ce n’est que de la gloire. La chambre où il est né, le château où il a vécu, les arbres qu’il a plantés, c’étaient des souvenirs.

Point de souvenirs non plus, et à plus forte raison, de Guillaume de La Marck, cet effrayant prédécesseur de Turenne dans les annales de Sedan. Chose remarquable et qu’il faut dire en passant : dans un temps donné, par le seul progrès naturel des choses et des idées, la ville du Sanglier des Ardennes se modifie à tel point qu’elle produit Turenne.

Après avoir fort bien déjeuné dans un excellent lieu qu’on appelle l’hôtel de la Croix d’or, rien ne me retenait plus à Sedan ; je me suis décidé à regagner Mézières pour y prendre la voiture de Givet. Il y a cinq lieues, mais cinq lieues très pittoresques. Je les ai faites à pied, suivi d’un jeune gaillard basané et pieds nus qui portait allègrement mon sac de nuit. La route suit presque toujours à mi-côte la vallée de la Meuse. On rencontre, à une lieue de Sedan, Donchery avec son vieux pont de bois et ses beaux arbres ; puis ce sont des villages riants, de jolis châtelets à poivrières enfouis dans des massifs de verdure, de grandes prairies où des troupeaux de bœufs paissent au soleil, la Meuse qu’on perd et qu’on retrouve. Il faisait le plus beau temps du monde, c’était charmant. À mi-chemin, j’avais très chaud et grand’soif ; je cherchais de tous côtés une maison pour y demander à boire. Enfin j’en aperçois une. J’y cours, espérant un cabaret, et je lis au-dessus de la porte cette enseigne : Bernier-Hannas, marchand d’avoine et charcutier. Sur un banc, à côté de la porte, il y avait un goîtreux. Les goîtres abondent dans le pays. Je n’en suis pas moins entré bravement chez le charcutier marchand d’avoine, et j’ai bu avec beaucoup de plaisir un verre de l’eau qui avait fait ce goîtreux.