Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/512

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
492
RELIQUAT DU RHIN.

et tombaient comme un flot du haut de leur rocher sur la troupe des marchands. Si l’escorte était vaillante et nombreuse il y avait combat, et la caravane passait, mais il fallait recommencer dix lieues plus loin. Si l’escorte faiblissait, les voyageurs se rendaient, le burgrave emmenait dans son antre bêtes et gens, gardait les marchandises et rançonnait les marchands. Ceux qui avaient résisté étaient pendus aux créneaux de son burg. — Comme je l’ai déjà dit, cette chevalerie pillarde a duré six siècles.

L’empereur Rodolphe et le palatin Frédéric sont les deux grands aigles qui ont exterminé ces éperviers.

J’ai pris à Heidelberg, pour l’excursion que je fais en ce moment, un de ces fiacres de grandes routes qu’on appelle voiturins. J’ai choisi une de ces petites calèches de montagnes traînées par un seul cheval où il n’y a que deux places, celle du voyageur et celle du cocher. Avec une carriole de ce genre et aucun bagage, on grimpe comme les chèvres et l’on peut aller partout. Mon cocher est un jeune gaillard vigoureux qui porte vaillamment la pluie et le brouillard, mais qui a une façon bizarre de mener sa bête. Son fouet n’est pour lui qu’un ornement. Il conduit son cheval en lui montrant le poing, en lui faisant des grimaces et en lui tirant la langue. Le cheval comprend et va.

Du reste, il s’appelle Adam et chaque matin, tout en cheminant, je le vois déjeuner avec une pomme que lui a sans doute donnée l’Ève de l’auberge où nous avons passé la nuit.

Sa feuille de figuier est un monstrueux carrick à triple collet.

Comme la Murg, comme la Nahe, le Neckar, admirablement limpide d’ailleurs, est une rivière rouge. Par moments l’eau, en s’arrondissant sur les bancs de roches basses, brille au soleil comme de l’ambre liquide. Cela tient aux milieux que la rivière traverse. Toutes les montagnes du Neckar, du moins celles que j’ai vues, depuis Heidelberg jusqu’à Heilbronn, sont des formations de grès couleur de rouille. Je crois y avoir remarqué des veines de granit, de porphyre et de tourmaline. Ce grès, qui porte toutes ces terres, toutes ces villes et toutes ces forêts, s’appelle dans le pays la base morte rouge (Rothe-Todt-Liegende).

C’est de ce grès vermeil, rehaussé par le grès blanc de Heilbronn, qu’est faite l’architecture de Heidelberg. Il a donné son nom à la résidence palatine. Heidelberg signifie montagne de grès.

Heilbronn est une ancienne et curieuse petite ville, à peu près inconnue, située dans les montagnes au bord de l’eau.

Il y a là, dans un coin parfaitement dédaigné des visiteurs, une belle église du quinzième siècle couronnée d’un joli clocher de la renaissance, tout en granit et tout à jour. J’ai vu dans l’église une foule de tombes, et un dessus d’autel gothique fleuri, accosté de deux clochetons, qui est tout un édifice et qui meuble l’abside du haut en bas. Les clochetons ont des cariatides d’un motif original. Les colonnettes qui en supportent le petit escalier intérieur sont trop courtes, et le sculpteur a rempli le vide qu’elles laissent entre leur base et le sol par de petits maçons de pierre suant sang et eau pour les soutenir. Cela fait des deux côtés du clocheton