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LE RHIN.

la première ; elle est la seule. Toute pensée qui n’est pas la sienne s’est éteinte ; elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le gouvernement actuel semble l’ignorer, et se conduit en conséquence ; et c’est là, nous le lui disons avec une profonde bienveillance et une sincère sympathie, une des plus grandes fautes qu’il ait commises depuis onze ans. Il est temps qu’il ouvre les yeux ; il est temps qu’il se préoccupe, et qu’il se préoccupe sérieusement, des nouvelles générations, qui sont littéraires aujourd’hui comme elles étaient militaires sous l’empire. Elles arrivent sans colère, parce qu’elles sont pleines de pensées, elles arrivent la lumière à la main ; mais, qu’on y songe, nous l’avons dit tout à l’heure en d’autres termes, ce qui peut éclairer peut aussi incendier. Qu’on les accueille donc et qu’on leur donne leur place. L’art est un pouvoir ; la littérature est une puissance. Or il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance.

Reprenons. Dans notre pensée donc, si l’avenir amène ce que nous attendons, les chances de guerre et de révolution iront diminuant de jour en jour. À notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait. La paix universelle est une hyperbole dont le genre humain suit l’asymptote.

Suivre cette radieuse asymptote, voilà la loi de l’humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les nations y marchent ou y marcheront, même la Russie, même l’Angleterre.

Quant à nous, à la condition que l’Europe centrale fût constituée comme nous l’avons indiqué plus haut, nous sommes de ceux qui verraient sans jalousie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase arrête en ce moment, faire le tour de la mer Noire, et comme jadis les turcs, ces autres hommes du nord, arriver à Constantinople par l’Asie Mineure. Nous l’avons déjà dit, la Russie est mauvaise à l’Europe et bonne à l’Asie. Pour nous elle est obscure, pour l’Asie elle est lumineuse ; pour nous elle est barbare, pour l’Asie elle est chrétienne. Les peuples ne sont pas tous éclairés au même degré et de la même façon ; il fait nuit en Asie, il fait jour en Europe. La Russie est une lampe. Que viendrait-elle faire chez nous ?

Qu’elle se tourne donc vers l’Asie, qu’elle y répande ce qu’elle a de clarté, et, l’empire ottoman écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civilisation, qu’elle rentre en Europe par Constantinople. La France rétablie dans sa grandeur verra avec sympathie la croix grecque remplacer le croissant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie. Après les turcs, les russes ; c’est un pas.

Nous croyons que le noble et pieux empereur qui conduit, au moment où nous sommes, tant de millions d’habitants vers de si belles destinées, est digne de faire ce grand pas ; et, quant à nous, nous le lui souhaitons sincèrement. Mais, qu’il y songe, le traitement cruel qu’a subi la Pologne peut être un obstacle à son peuple dans le présent et une objection à sa gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé l’Europe contre la Turquie. Ceci est pour l’empire. Le Palatinat a terni Turenne. Ceci est pour l’empereur.

Quand on approfondit le rôle que joue l’Angleterre dans les affaires universelles et en particulier sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais perpétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas songer à ce vieil esprit punique qui a si longtemps lutte contre l’antique civilisation latine. L’esprit punique, c’est l’esprit de marchandise, l’esprit d’aventure, l’esprit de navigation, l’esprit de lucre, l’esprit d’égoïsme, et