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CONCLUSION.

il dit énergiquement ce que c’était que la domination espagnole : L’officier de Sicile ronge, l’officier de Naples mange, l’officier de Milan dévore.

Quatrièmement, l’intolérance religieuse. Nous reparlerons peut-être plus loin de l’inquisition. Disons seulement ici que les évêques avaient un poids immense en Espagne. Des classes entières de régnicoles, les hérétiques et les juifs, étaient hors la loi. Tout clergé pauvre est évangélique, tout clergé riche est mondain, sensuel, politique, et par conséquent intolérant. Sa position est convoitée, il a besoin de se défendre, il lui faut une arme, l’intolérance en est une. Avec cette arme il blesse la raison humaine et tue la loi divine.

Cinquièmement, l’énormité de la dette publique. Si riche que fût l’Espagne, ses charges l’obéraient. Les gaspillages de la cour, les gros gages des dignitaires, les bénéfices ecclésiastiques, l’ulcère sans cesse agrandi de la misère populaire, la guerre des Pays-Bas, les guerres d’Amérique et d’Asie, la cherté de la politique secrète, l’entretien des supports cachés qu’on avait partout, le travail souterrain de l’intrigue universelle, qu’il fallait payer et soutenir dans le monde entier, ces mille causes épuisaient l’Espagne. Les coffres étaient toujours vides. On attendait le galion, et, comme écrivait le maréchal de Tessé, si quelque tempête le fait périr ou si quelque ennemi l’emporte, toute chose est au désespoir. Sous Philippe III, le marquis de Spinola était obligé de payer de ses deniers l’armée des Pays-Bas. Il y a deux siècles, l’Europe, sous le rapport financier, ressemblait à une famille mal administrée ; les monarchies étaient l’enfant prodigue, les républiques étaient l’usurier. C’est l’éternelle histoire du gentilhomme empruntant au marchand. Nous avons vu que la Suisse vendait ses armées ; la Hollande, Venise et Gênes vendaient de l’argent. Ainsi un prince achetait aux treize cantons une armée toute faite, les cantons livraient l’armée à jour fixe, Venise la payait ; puis, quand il fallait rembourser Venise, le prince donnait une province ; quelquefois tout son état y passait. L’Espagne empruntait de tout côté et devait partout. En 1600, le roi catholique devait, à Gênes seulement, seize millions d’or.

Sixièmement, une nation voisine, une nation sœur, pour ainsi parler, ayant longtemps vécu à part, ayant eu ses princes et ses seigneurs particuliers, envahie un beau matin par surprise, presque par trahison, réunie violemment à la monarchie centrale, de royaume faite province et traitée en pays conquis.

Septièmement, la nature de l’armement en Espagne. L’armement de terre était peu de chose, comparé à l’armement de mer. La puissance espagnole reposait principalement sur sa flotte. C’était dépendre d’un coup de vent. L’aventure de l’armada, c’est l’histoire de l’Espagne. Un coup de vent, qu’on l’appelle trombe, comme en Europe, ou typhon, comme en Chine, est de tous les temps. Malheur à la puissance sur laquelle le vent souffle !

Huitièmement, l’éparpillement du territoire. Les vastes possessions de l’Espagne, disséminées sur toutes les mers et dans tous les coins de la terre, n’avaient aucune adhérence avec elle. Quelques-unes, les Indes, par exemple, étaient à quatre mille lieues d’elle, et, comme nous l’avons dit, ne se liaient à la métropole que par le sillage de ses vaisseaux. Or qu’est-ce que le sillage d’un vaisseau ? Un fil. Et combien de temps croit-on que puisse tenir un monde attaché par un fil ?