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LE RHIN.

huit cents canonniers et quatre cents gastadours ; ce qui, en y comprenant les neuf mille marins, faisait en tout soixante-seize mille huit cents hommes.

Ce monstrueux armement eût anéanti l’Angleterre. Un coup de vent l’emporta.

Ce coup de vent, qui souffla dans la nuit du 2 septembre 1588, a changé la forme du monde.

Outre ses forces visibles, l’Espagne avait ses forces occultes. Certes, sa surface était grande, mais sa profondeur était immense. Elle avait partout sous terre des galeries, des sapes, des mines et des contre-mines, des fils cachés, des ramifications inconnues, des racines inattendues. Plus tard, quand Richelieu commença à donner des coups de bêche dans le vieux sol européen, il était surpris à chaque instant de sentir rebrousser l’outil et de rencontrer l’Espagne. Ce qu’on voyait d’elle au grand jour allait loin ; ce qu’on ne voyait pas pénétrait plus avant encore. On pourrait dire que, dans les affaires de l’univers à cette époque, il y avait encore plus d’Espagne en dessous qu’en dessus.

Elle tenait aux princes d’Italie par les mariages, Austria, nube ; aux républiques marchandes, par le commerce ; au pape, par la religion, par je ne sais quoi de plus catholique que Rome même ; au monde entier, par l’or dont elle avait la clef. L’Amérique était le coffre-fort, l’Espagne était le caissier. Comme maison d’Autriche, elle dominait pompeusement l’Allemagne et la menait sourdement. L’Allemagne, dans les mille ans de son histoire moderne, a été possédée une fois par le génie de la France, sous Charlemagne, et une fois par le génie de l’Espagne, sous Charles-Quint. Seulement, Charles-Quint mort, l’Espagne n’avait pas lâché l’Allemagne.

Comme on voit, l’Espagne avait quelque chose de plus puissant encore que sa puissance, c’était sa politique. La puissance est le bras, la politique est la main.

L’Europe, on le conçoit, était mal à l’aise entre ces deux empires gigantesques, qui pesaient sur elle du poids de deux mondes. Comprimée par l’Espagne à l’occident et par la Turquie à l’orient, chaque jour elle semblait se rétrécir ; et la frontière européenne, lentement repoussée, reculait vers le centre. La moitié de la Pologne et la moitié de la Hongrie étaient déjà envahies, et c’est à peine si Varsovie et Bude étaient en deçà de la Barbarie. L’ordre méditerranéen de Saint-Jean-de-Jérusalem avait été refoulé sous Charles-Quint de Rhodes à Malte. Gênes, dont la domination atteignait jadis le Tanaïs, Gênes, qui autrefois possédait Chypre, Lesbos, Chio, Péra et un morceau de la Thrace, et à laquelle l’empereur d’Orient avait donné Mitylène, avait successivement lâché pied devant les turcs de position en position, et se voyait maintenant acculée à la Corse.

L’Europe résistait pourtant aux deux états envahisseurs. Elle bandait contre eux toutes ses forces, pour employer l’énergique langue de Sully et de Mathieu. La France, l’Angleterre et la Hollande se roidissaient contre l’Espagne ; le Saint-Empire, aidé par la Pologne, la Hongrie, Venise, Rome et Malte, luttait contre les turcs.

Le roi de Pologne était pauvre, quoiqu’il fût plus riche que s’il eût été roi d’un des trois royaumes d’Écosse, de Sardaigne ou de Navarre, lesquels ne rapportaient pas cent mille écus de rente ; il avait six cent mille écus par an, et la Lithuanie le