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LE RHIN.


III


Ces deux empires inspiraient à l’Europe, l’un une profonde terreur, l’autre une profonde défiance.

Par la Turquie, c’était l’esprit de l’Asie qui se répandait sur l’Europe ; par l’Espagne, c’était l’esprit de l’Afrique.

L’islamisme, sous Mahomet II, avait enjambé formidablement l’antique passage du Bœuf, Bos-Poros, et avait insolemment planté sa queue de cheval attachée à une pique dans la ville qui a sept collines comme Rome, et qui avait eu des églises quand Rome n’avait encore que des temples.

Depuis cette fatale année 1453, la Turquie, comme nous l’avons dit plus haut, avait représenté en Europe la barbarie. En effet, tout ce qu’elle touchait perdait en peu d’années la forme de la civilisation. Avec les turcs, et en même temps qu’eux, l’incendie inextinguible et la peste perpétuelle s’étaient installés à Constantinople. Sur cette ville, qu’avait dominée si longtemps la croix lumineuse de Constantin, il y avait toujours maintenant un tourbillon de flamme ou un drapeau noir.

Un de ces hasards mystérieux où l’esprit croit voir lisiblement écrits les enseignements directs de la providence avait donné, comme proie à ce redoutable peuple, la métropole même de la sociabilité humaine, la patrie de la pensée, la terre de la poésie, de la philosophie et de l’art, la Grèce. À l’instant même, au seul contact des turcs, la Grèce, fille de l’Égypte et mère de l’Italie, la Grèce était devenue barbare. Je ne sais quelle lèpre avait défiguré son peuple, son sol, ses monuments, jusqu’à son admirable idiome. Une foule de consonnes farouches et de syllabes hérissées avaient crû, comme la végétation d’épines et de broussailles qui obstrue les ruines, sur ses mots les plus doux, les plus sonores, les plus harmonieux, les mieux prononcés par les poëtes. Le grec, en passant par la bouche des turcs, en était retombé patois. Les vocables turcs, bourbe de tous les idiomes d’Asie, avaient troublé à jamais, en s’y précipitant pêle-mêle, cette langue si transparente, si pure et si splendide, langue de cristal d’où était sortie une poésie de diamant. Les noms des villes grecques s’étaient déformés et étaient devenus hideux. Les contrées voisines, sur lesquelles Hellé rayonnait jadis, avaient subi la même souillure ; Argos s’était changée en Filoqiua ; Delos en Dili, Didymo-Tychos en Dimotuc, Tzorolus en Tchourli, Zephirium en Zafra, Sagalessus en Sadjaklu, Nyssa en Nous-Shehr, Moryssus en Moucious, Cybistra en Bustereh, le fleuve Acheloüs en Aspro-Potamos, et le fleuve Poretus en Pruth. N’est-ce pas avec le sentiment douloureux qu’inspirent la dégradation et la parodie qu’on reconnaît dans Stan-Ko, Cos, patrie d’Apelles et d’Hippocrate ; dans Fionda, Phasélis, où Alexandre fut obligé de mettre un pied dans la mer, tant le passage Climax était étroit ; dans Hesen-now, Novus, où était le trésor de Mithridate ; dans Skipsilar, Scapta-Hyla, où Thucydide avait des mines d’or et écrivait son histoire ; dans Temeswar, Tomi, où fut exilé Ovide ; dans Kokso, Coutousos, où fut exilé saint Chrysostome ; dans Gius-