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LE RHIN.

immense nature. C’était grand et c’était doux. Un quart d’heure après, la barque avait disparu, la fièvre du lac s’était calmée, la ville s’était endormie. J’étais seul, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi.

Je songeais à mes deux régicides, qui prennent, eux aussi, leur part de ce sommeil et de ce repos de toutes choses dans ce beau lieu. Je m’abîmais dans la contemplation de ce lac que Dieu a rempli de sa paix et que les hommes ont rempli de leurs guerres. C’est un triste privilège des lieux les plus charmants d’attirer les invasions et les avalanches. Les hommes sont comme la neige, ils fondent et se précipitent dans les vallées éclairées par le soleil. Toute cette ravissante côte basse du Léman a été, depuis trois mille ans, sans cesse dévastée par des passants armés qui venaient, chose étrange, du midi aussi bien que du nord. Les romains y ont trouvé la trace des grecs ; les allemands y ont trouvé la trace des arabes. La tour de Glérolle a été bâtie par les romains contre les huns. Neuf cents ans plus tard, la tour de Goure a été bâtie par les vaudois contre les hongrois. L’une garde Vevey ; l’autre protège Lausanne. En feuilletant, l’autre jour, dans la bibliothèque de Bâle, un assez curieux exemplaire des Commentaires de César, je suis tombé sur un passage où César dit qu’on trouva dans le camp des helvétiens des tablettes écrites en caractères grecs, et j’en ai pris note : Repertæ sunt tabulæ litteris græcis confectæ. (De Bell. Gall., xi., I.)

Les romains ont laissé à ce délicieux pays deux ou trois tours de guerre, des tombeaux, entre autres la sombre et touchante épitaphe de Julia Alpinula, des armes, des bornes milliaires, la grande voie militaire qui balafre ces admirables vallées depuis le Valais jusqu’à Avenches, par Vevey et Attalins, et dont on découvre encore çà et là quelques arrachements. Les grecs lui ont laissé des processions-pantomimes qui rappellent les théories, et où il y a des jeunes filles couronnées de lierre qu’on traîne sur des chars. Ils lui ont laissé aussi les koraules de la Gruyère, ces danses que leur nom explique, et χορός et αὐλή. Ainsi des forteresses, des sépulcres, une épitaphe qui est une élégie, une route stratégique, voilà l’empreinte de Rome ; des processions qui semblent ordonnées par Thespis et une danse au son de la flûte, voilà la trace de la Grèce.

Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable soleil. Le chemin court entre les vignes au bord du lac. Le vent faisait du Léman une immense moire bleue ; les voiles blanches étincelaient. Au bas de la route, les mouettes s’accostaient gracieusement sur des roches à fleur d’eau. Vers Genève l’horizon imitait l’océan.

Chillon est un bloc de tours posé sur un bloc de rochers. Tout le château est du douzième et du treizième siècle, à l’exception de quelques boiseries, portes, tables, plafonds, etc., qui sont du seizième. Il sert aujour-