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ZURICH.

locales. Près de Rhinfelden, trois hommes ferraient une vache qui avait l’air très bête, empêchée et prise dans le travail. À Augst, un pauvre arbre difforme, appuyé sur une fourche, servait de cheval aux petits garçons du village, gamins qui ont Rome pour aïeule. Près de la porte de Bâle, un homme battait sa femme, ce que les paysans font comme les rois. Buckingham ne disait-il pas à Mme  de Chèvreuse qu’il avait aimé trois reines, et qu’il avait été obligé de les gourmer toutes les trois ? À cent pas de Frick, je voyais une ruche posée sur une planche au-dessus de la porte d’une cabane. Les laboureurs entraient et sortaient par la porte de la ruche ; hommes et mouches faisaient le travail du bon Dieu.

Tout cela m’amuse et me ravit. À Freiburg, j’ai oublié longtemps l’immense paysage que j’avais sous les yeux pour le carré de gazon dans lequel j’étais assis. C’était sur une petite bosse sauvage de la colline. Là aussi, il y avait un monde. Les scarabées marchaient lentement sous les fibres profondes de la végétation ; des fleurs de ciguë en parasol imitaient les pins d’Italie ; une longue feuille, pareille à une cosse de haricots entr’ouverte, laissait voir de belles gouttes de pluie comme un collier de diamants dans un écrin de satin vert ; un pauvre bourdon mouillé, en velours jaune et noir, remontait péniblement le long d’une branche épineuse ; des nuées épaisses de moucherons lui cachaient le jour ; une clochette bleue tremblait au vent, et toute une nation de pucerons s’était abritée sous cette énorme tente ; près d’une flaque d’eau qui n’eût pas rempli une cuvette, je voyais sortir de la vase et se tordre vers le ciel, en aspirant l’air, un ver de terre semblable aux pythons antédiluviens, et qui a peut-être aussi, lui, dans l’univers microscopique, son Hercule pour le tuer et son Cuvier pour le décrire. En somme, cet univers-là est aussi grand que l’autre. Je me supposais Micromégas ; mes scarabées étaient des megatherium giganteum, mon bourdon était un éléphant ailé, mes moucherons étaient des aigles, ma cuvette d’eau était un lac, et ces trois touffes d’herbes hautes étaient une forêt vierge. — Vous me reconnaissez là, n’est-ce pas, ami ? — À Rhinfelden, les exubérantes enseignes d’auberge m’ont occupé comme des cathédrales ; et j’ai l’esprit fait ainsi, qu’à de certains moments un étang de village, clair comme un miroir d’acier, entouré de chaumières et traversé par une flottille de canards, me régale autant que le lac de Genève.

À Rhinfelden on quitte le Rhin et on ne le revoit plus qu’un instant à Sekingen : laide église, pont de bois couvert, ville insignifiante au fond d’une délicieuse vallée. Puis la route court à travers de joyeux villages, sur un large et haut plateau autour duquel on voit bondir au loin le troupeau monstrueux des montagnes.

Tout à coup on rencontre un bouquet d’arbres près d’une auberge, on