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LE RHIN.

Du reste, rien de plus superbe que cette légion de princes, tous mutilés, et tous debout. La colère de Léopold Ier et de Louis XIV, le tonnerre, cette colère du ciel, la révolution française, cette colère des peuples, ont eu beau les assaillir ; tous sont là encore, défendant leur façade, le poing sur la hanche, la jambe tendue, le talon solide, la tête haute. Le lion de Bavière fait sous leurs pieds sa fière grimace de lion. Au second étage, au-dessous d’un rameau vert qui a percé l’architrave et qui joue gracieusement avec les plumes de pierre de son casque, Frédéric le Victorieux tire à demi son épée. Le sculpteur a mis dans ce visage je ne sais quel air d’Ajax offrant le combat à Jupiter, ou de Nemrod lançant sa flèche à Jéhovah.

Ce dut être un merveilleux spectacle que ces deux palais d’Othon-Henri et de Frédéric IV vus à la lueur du bombardement dans la fatale nuit du 21 mai 1693.

M. de Lorges avait posé une batterie dans la plaine, devant le village de Neuenheim, une autre sur le Heiligenberg, une troisième sur le chemin de Wolfsbrunn, une quatrième sur le petit Geissberg. De ces quatre points opposés, les mortiers, entourant Heidelberg comme un cercle d’affreuses hydres, plongeaient sans relâche et de tous les côtés à la fois leurs longs cous de flamme dans la cour du château ; les obus fouillaient le pavé de leurs crânes de fer ; les boulets ramés et les boulets rouges passaient parmi des traînées de feu, et à cette clarté se dessinaient sur la façade de Frédéric IV, dans leur posture de combat, les colosses des palatins et des empereurs, cuirassés comme des scarabées, l’épée à la main, tumultueux et terribles ; tandis qu’à côté d’eux, sur l’autre façade, nus, sereins et tranquilles, vaguement éclairés par le reflet des grenades, les dieux rayonnants et les déesses rougissantes souriaient sous cette pluie de bombes.

Parmi ces figures royales, qui semblent être plutôt des âmes pétrifiées que des statues, deux seulement m’ont paru avoir perdu quelque chose de leur fierté ; c’est Louis V et Frédéric V. Il est vrai qu’il ne font pas partie de l’éclatante constellation de princes semée sur le palais de Frédéric IV. Ils sont adossés dans l’ombre à cette ruine qui a été la Grosse Tour.

Frédéric V est profondément accablé ; il semble qu’il songe à la faute qui a fait sa destinée. La couronne de Bohême, retirée par les bohémiens du front de Ferdinand d’Autriche, avait été proposée par eux à l’électeur de Saxe, qui la refusa ; puis à Charles-Emmanuel, duc de Savoie, qui la refusa ; puis à Christiern IV, roi de Danemark, qui la refusa ; ils l’offrirent enfin au palatin Frédéric V, qui, conseillé par sa femme, prit cette couronne des deux mains. Il se fit couronner à Prague en 1619 ; puis la guerre éclata, et il alla mourir, errant et banni par les événements qu’il avait faits, loin de son pays. Sa femme était Élisabeth d’Angleterre, petite-fille de Marie Stuart.