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LE RHIN.

nerets du saint-empire, la sentence d’excommunication, il haussa les épaules.

Le lendemain, à son réveil, il trouva son burg désert et la porte et la poterne murées. Tous ses hommes d’armes avaient quitté pendant la nuit la citadelle maudite et en avaient muré les issues.

Alors l’un d’eux, qui s’était caché dans la montagne, sur un rocher d’où le regard plongeait dans l’intérieur du château, vit Bligger le Fléau baisser la tête et marcher à pas lents dans sa cour. Il ne rentra pas un instant dans le donjon, et marcha ainsi jusqu’au soir, seul et faisant sonner les dalles sous son talon d’acier.

Au moment où le soleil se couchait derrière les collines de Neckargemund, le formidable burgrave tomba tout de son long sur le pavé.

Il était mort.

Son fils ne put relever sa famille de l’excommunication qu’en se croisant et en rapportant de la terre sainte la tête du sultan, laquelle figure encore aujourd’hui au milieu de l’écu d’un chevalier de pierre qui s’appelle Ulrich Landschad, fils de Bligger, et qui dort étendu sur un tombeau dans l’église de Steinach.

Cette famille est aujourd’hui éteinte.

Est-ce que ce n’est pas une belle histoire, Louis, et qui vaut tout aussi bien la peine d’être racontée que les grandes batailles et les mariages des rois ? Il faut pourtant ramasser cela dans la mémoire du peuple. Les historiens dédaignent ces détails. Ils disent que c’est petit ; moi, je déclare que c’est grand. Ce sont des contes de bonnes femmes, ajoutent-ils ; mais est-ce que vous connaissez rien de plus magnifique et de plus terrible que les contes de bonnes femmes ? Quant à moi, Homère me paraît si sublime que je range l’Iliade parmi les contes de bonnes femmes.

À ce sujet, Buchanan, que je feuilletais ces jours-ci dans la bibliothèque de Heidelberg, fait un aveu naïf. Voici ce qu’il écrit à propos de Macbeth : Multa hic fabulose affingunt ; sed, quia theatris aut fabulis milesiis sunt aptiora quam historiæ, ea omitto. Ce que Buchanan met ainsi entre deux parenthèses, c’est Shakespeare.

Le peuple d’ailleurs ne s’y méprend pas. Il aime le grand, et il aime les contes. Il exagère même volontiers les personnages de ses légendes, et les place, par le grossissement auguste des détails, au niveau des grands hommes historiques. La chronique ne se gêne pas plus que l’histoire pour bouleverser toute la nature quand il s’agit de solenniser un de ses héros. Lorsque le laird écossais Dunwald assassina, dans le château de Fores, le roi Duff, il y eut des prodiges, et le soleil se voila comme à la mort de César.

Tant que les narrateurs de ces grandes choses s’appellent Hector Boëce