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SPIRE.

dernier reßort, que reste-t-il ? Rien, pas même le gibet de pierre à quatre piliers dans la prairie qui borde le Rhin. Le soleil seul continue de traiter Spire avec autant de magnificence que si elle était encore la reine des villes impériales. Le blé proverbial de Spire est toujours aussi beau et aussi doré que du temps de Charles-Quint, et l’excellent vin rouge pied-d’oison est toujours digne d’être bu par des princes-évêques en bas écarlates et des électeurs à chapeau d’hermine.

La cathédrale, commencée par Conrad Ier, continuée par Conrad II et Henri III, terminée par Henri IV en 1097, est un des plus superbes édifices qu’ait faits le onzième siècle. Conrad Ier l’avait dédiée, disent les chartes, à la « benoîte Vierge Marie ». Elle est aujourd’hui d’une majesté incomparable. Elle a résisté au temps, aux hommes, aux guerres, aux assauts, aux incendies, aux émeutes, aux révolutions, et même aux embellissements des princes-évêques de Spire et Bruchsal. Je l’ai visitée ; je ne vous la détaillerai pas pourtant. Ici, comme dans la maison Ibach, je ne peux pas dire que j’aie vu l’église, tant j’étais absorbé par la pensée qui pour moi la remplissait. Non, je n’ai pas vu l’édifice, j’ai vu cette pensée. Laissez-moi vous la dire. Je ne sais plus rien du reste ; tout a passé devant mes yeux comme une ombre. Cherchez, si vous le voulez, dans les itinéraires et les monographies, la description de la cathédrale de Spire, vous ne l’aurez pas de moi. Quelque chose de plus haut et de plus magnifique encore m’a saisi au milieu de la contemplation de cette sombre architecture. Jusqu’ici j’ai eu bien souvent déjà et j’aurai bien souvent encore l’occasion de vous montrer des églises ; cette fois laissez-moi vous montrer Dieu.

De 1024 à 1308, trois siècles durant, la pensée de Conrad II s’est exécutée. Sur dix-huit empereurs qui ont régné dans cet intervalle, neuf ont été enterrés dans la crypte qui est sous la cathédrale de Spire. Quant aux neuf autres, Lothaire II, Frédéric Barberousse, Henri VI, Othon IV, Frédéric II, Conrad IV, Guillaume, Richard de Cornouailles et Alphonse de Castille, la destinée ne leur a pas accordé cette auguste sépulture. Le vent qui souffle sur les hommes à l’heure de leur mort les a portés ailleurs.

De ceux-là, deux seulement, qui n’étaient pas allemands, ont eu leur tombeau dans leur pays natal ; Richard de Cornouailles en Angleterre, Alphonse de Castille en Espagne. Les autres ont été jetés aux quatre points cardinaux ; Lothaire II au monastère de Kœnigslutter, Othon IV à Brunswick, Guillaume à Middelbourg, Henri VI et Frédéric II à Palerme, Conrad IV à Poggi, Barberousse au Cydnus.

Barberousse en particulier, ce grand Barberousse, où est-il ? Dans le Cydnus, dit l’histoire ; à Antioche, dit la chronique ; dans la caverne de