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WORMS. — MANNHEIM.

— Eh bien, lui dis-je, vous vous en allez ainsi ? vous me laissez là avec mon sac de nuit ? Mais, que diable ! prenez au moins la peine de le reporter où vous l’avez pris.

Il continuait de s’éloigner.

— Eh ! rustre ! lui criai-je.

Mais il n’entendait plus le français ; il poursuivit son chemin en sifflant.

Il fallait bien en prendre mon parti. J’aurais pu courir après lui, me fâcher, m’emporter ; mais que faire d’un rustre, à moins qu’on ne l’assomme ? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute que de nous deux l’assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas de l’égalité, ne l’avait pas voulue entre ce teuton et moi. Évidemment, là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j’étais l’inférieur et lui le supérieur.

Ô loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants sont parfaitement inégaux ! Dura lex, sed lex !

Je me résignai donc.

Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras ; puis je m’orientai. La nuit était pleinement tombée, l’horizon était noir, je n’apercevais rien autour de moi que la masse blanchâtre et indistincte de la maison à laquelle il m’avait plu de tourner le dos. Je n’entendais que le bruit vague et doux du Rhin dans les roseaux.

Vous trouverez Worms là-bas, avait dit le capitaine du bateau en me montrant le fond de la plaine. Là-bas ! rien de plus. Où aller avec ce là-bas ? Était-ce à deux pas ? Était-ce à deux lieues ? Worms, la ville des légendes, que j’étais venu chercher de si loin, commençait à me faire l’effet d’une de ces villes fées qui reculent à mesure que le voyageur avance.

Et ces terribles et ironiques paroles de l’homme à la charrette me revenaient à l’esprit : Monsieur veut coucher dans les champs ? Il me semblait entendre les génies familiers du Rhin, les duendes et les gnomes me les répéter à l’oreille avec des rires goguenards. C’était précisément l’heure où ils sortent, mêlés aux sylphes, aux masques, aux magiciennes et aux brucolaques, et où ils vont à ces danses mystérieuses qui laissent de grandes traces circulaires sur les pelouses foulées, traces que les vaches, le lendemain matin, regardent en rêvant.

La lune allait se lever.

Que faire ? assister à ces danses ? cela serait curieux. — Mais coucher dans les champs ? cela est dur. Revenir sur mes pas ? demander l’hospitalité à cette auberge que j’avais dédaignée ? affronter un nouveau ah ! du rustre à la charrette ? qui sait ! me faire peut-être fermer la porte au nez et entendre derrière moi, autour de moi, dans les roseaux, dans les broussailles, dans