Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/295

Cette page a été validée par deux contributeurs.
275
LE RHIN.

naient place dans leurs fauteuils de pierre. Le peuple de Rhens, contenu par les haquebutiers, entourait le siège royal. L’archevêque de Mayence debout disait : Très généreux princes, le saint-empire est vacant. Puis il entonnait l’antiphone Veni sancte Spiritus, et les archevêques de Cologne et de Trèves chantaient les autres collectes qui en dépendent. Le chant terminé, tous les sept prêtaient serment, les séculiers la main sur l’évangile, les ecclésiastiques la main sur le cœur. Distinction belle et touchante, qui veut dire que le cœur de tout prêtre doit être un exemplaire de l’évangile. Après le serment, on les voyait assis en cercle se parler à voix basse ; tout à coup, l’archevêque de Mayence se levait, étendait ses mains vers le ciel, et jetait au peuple dispersé au loin, dans les haies, les broussailles et les prairies, le nom du nouveau chef temporel de la chrétienté. Alors le maréchal de l’empire plantait la bannière impériale au bord du Rhin, et le peuple criait : Vivat rex !

Avant Lothaire II, qui fut élu le 11 septembre 1125, la même aigle, l’aigle d’or, se déployait sur la bannière de l’empire d’orient et sur la bannière de l’empire d’occident ; mais le ciel vermeil de l’aurore se reflétait dans l’une et le ciel froid du septentrion dans l’autre. La bannière d’orient était rouge ; la bannière d’occident était bleue. Lothaire substitua à ces couleurs les couleurs de sa maison, or et sable. L’aigle d’or dans un ciel bleu fut remplacée sur la bannière impériale par l’aigle noire dans un ciel d’or. Tant qu’il y eut deux empires, il y eut deux aigles, et ces deux aigles n’eurent qu’une tête. Mais à la fin du quinzième siècle, quand l’empire grec eut croulé, l’aigle germanique, restée seule, voulut représenter les deux empires, regarda à la fois l’occident et l’orient, et prit deux têtes.

Ce n’est pas d’ailleurs la première apparition de l’aigle à deux têtes. On la voit sculptée sur le bouclier de l’un des soldats de la colonne Trajane, et, s’il faut en croire le moine d’Attaich et le recueil d’Urstisius, Rodolphe de Habsbourg la portait brodée sur sa poitrine le 26 août 1278, à la bataille de Marchefeld.

Quand la bannière était plantée au bord du Rhin en l’honneur du nouvel empereur, le vent en agitait les plis, et, de la façon dont elle flottait, le peuple concluait des présages. En 1346, quand les électeurs, poussés par le pape Clément VI, proclamèrent du haut du Kœnigsstühl Charles, margrave de Moravie, roi des romains, quoique Louis V vécût encore, au cri de Vivat rex ! la bannière impériale tomba dans le Rhin et s’y perdit. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1400, le fatal présage s’accomplit ; Wenceslas, fils de Charles, fut déposé.

Et cette chute de la bannière fut aussi la chute de la maison de Luxembourg, qui, après Charles IV et Wenceslas, ne donna plus qu’un empereur, Sigismond, et s’effaça à jamais devant la maison d’Autriche.