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LE RHIN.

l’ornière, c’est encore mieux. Le pauvre diable se creusait la tête et rêvait. C’est un drôle fort adroit que celui qui a perdu Ève. Il entre partout. Quand il veut, de même qu’il se glisse dans l’amour, il se glisse dans le paradis. Il a conservé des relations avec saint Cyprien le magicien, et il sait dans l’occasion se faire bien venir des autres saints, tantôt en leur rendant de petits services mystérieux, tantôt en leur disant des paroles agréables. Il sait, ce grand savant, la conversation qui plaît à chacun. Il les prend tous par leur faible. Il apporte à saint Robert d’York des petits pains d’avoine au beurre. Il cause orfèvrerie avec saint Éloi et cuisine avec saint Théodore. Il parle au saint évêque Germain du roi Childebert, au saint abbé Wandrille du roi Dagobert, et au saint eunuque Usthazade du roi Sapor. Il parle à saint Paul le Simple de saint Antoine, et il parle à saint Antoine de son cochon. Il parle à saint Loup de sa femme Piméniole, et il ne parle pas à saint Gomer de sa femme Gwinmarie. Car le diable est le grand flatteur. Cœur de fiel, bouche de miel.

Cependant quatre saints, qui sont connus pour leur étroite amitié, saint Nil le Solitaire, saint Autremoine, saint Jean le Nain et saint Médard, étaient précisément allés ce jour-là se promener sur les bords de la mer Rouge. Comme ils arrivaient, tout en conversant, près du bois de palmiers, le diable les vit venir vers lui avant d’être aperçu par eux. Il prit incontinent la forme d’un vieillard très pauvre et très cassé et se mit à pousser des cris lamentables. Les saints s’approchèrent.

— Qu’est-ce ? dit saint Nil.

— Hélas ! hélas ! mes bons seigneurs, s’écria le diable, venez à mon aide, je vous en supplie ! J’ai un très méchant maître, je suis un pauvre esclave, j’ai un très méchant maître qui est un marchand du pays de Fez. Or vous savez que tous ceux de Fez, les maures, numides, garamantes, et tous les habitants de la Barbarie, de la Nubie et de l’Égypte, sont mauvais, pervers sujets aux femmes et aux copulations illicites, téméraires, ravisseurs, hasardeux et impitoyables à cause de la planète Mars. De plus, mon maître est un homme que tourmentent la bile noire, la bile jaune et la pituite à Cicéron ; de là une mélancolie froide et sèche qui le rend timide, de peu de courage, avec beaucoup d’inventions néanmoins pour le mal. Ce qui retombe sur nous, pauvres esclaves, sur moi, pauvre vieux.

— Où voulez-vous en venir, mon ami ? dit saint Autremoine avec intérêt.

— Voilà, mon bon seigneur, répondit le démon. Mon maître est un grand voyageur. Il a des manies. Dans tous les pays où il va, il a le goût de bâtir dans son jardin une montagne du sable qu’on ramasse au bord des mers près desquelles ce méchant homme s’établit. Dans la Zélande il a édi-