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LÉGENDE DU BEAU PÉCOPIN.

— Oui, chevalier, reprit le prince maure ; car je ne puis signer le traité avec le roi de Paris sans le consentement du calife de Bagdad, qui est commandeur des croyants ; il me faut envoyer quelqu’un de considérable auprès du calife, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bonne mine.

Quand on est chez les maures, on va où veulent les maures. Ce sont des chiens et des infidèles. Pécopin alla à Bagdad. Là il eut une aventure. Un jour qu’il passait sous les murs du sérail, la sultane favorite le vit, et, comme il était beau, triste et fier, elle se prit d’amour pour lui. Elle lui envoya une esclave noire qui parla au chevalier dans le jardin de la ville à côté du grand tilleul microphylla qu’on y voit encore, et qui lui remit un talisman en lui disant : — Ceci vient d’une princesse qui vous aime et que vous ne verrez jamais. Gardez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, touchez-le, et il vous sauvera.

Pécopin, à tout hasard, accepta le talisman, qui était une fort belle turquoise incrustée de caractères inconnus. Il l’attacha à sa chaîne de cou.

— Maintenant, monseigneur, ajouta l’esclave en le quittant, prenez garde à ceci : tant que vous aurez cette turquoise à votre cou, vous ne vieillirez pas d’un jour ; si vous la perdez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous. Adieu, beau giaour.

Cela dit, la négresse s’en alla. Cependant le calife avait vu l’esclave de la sultane accoster le chevalier chrétien. Ce calife était fort jaloux et un peu magicien. Il convia Pécopin à une fête, et, la nuit venue, il conduisit le chevalier sur une haute tour. Pécopin, sans y prendre garde, s’était avancé fort près du parapet, qui était très bas, et le calife lui parla ainsi :

— Chevalier, le comte palatin t’a envoyé au duc de Bourgogne à cause de ta noble renommée, le duc de Bourgogne t’a envoyé au roi de France à cause de ta grande race, le roi de France t’a envoyé au miramolin de Grenade à cause de ton bel esprit, le miramolin de Grenade t’a envoyé au calife de Bagdad à cause de ta bonne mine ; moi, à cause de ta bonne renommée, de ta grande race, de ton bel esprit et de ta bonne mine, je t’envoie au diable.

En prononçant ce dernier mot, le calife poussa violemment Pécopin, qui perdit l’équilibre et tomba du haut de la tour.