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DE LORCH À BINGEN.

seule était une jeune fille. Depuis leur entrée dans le caveau, elle avait beaucoup rougi, un peu souri, et n’avait pas dit un mot.

Cependant elles s’étaient penchées toutes les trois sur le tombeau, et la réverbération fantastique du rayon de soleil dessinait leurs gracieux profils sur le spectre de granit. Tout à l’heure je me demandais le nom du fantôme, maintenant je me demandais le nom des jeunes filles, et je ne saurais dire ce que j’éprouvais à voir se mêler ainsi ces deux mystères, l’un plein de terreur, l’autre plein de charme.

À force d’écouter leur doux chuchotement, je saisis au passage un de leurs trois noms, le nom de la cadette. C’était la plus jolie. Une vraie princesse des contes de fées. Ses longs cils blonds cachaient sa prunelle bleue, dont la pure lumière les pénétrait pourtant. Elle était entre sa jeune sœur et sa sœur aînée comme la pudeur entre la naïveté et la grâce, doucement colorée d’un vague reflet de toutes les deux. Elle me regarda deux fois et ne me parla pas. Elle fut la seule des trois dont je n’entendis pas le son de voix, mais elle fut aussi la seule dont je sus le nom. Il y eut un instant où sa jeune sœur lui dit très bas : Vois donc, Stella ! Je n’ai jamais mieux compris qu’en cet instant-là tout ce qu’il y a de limpide, de lumineux et de charmant dans ce nom d’étoile.

La plus jeune faisait ses réflexions tout haut. — Pauvre homme ! (la leçon avait été perdue) on lui a coupé la tête. C’était des temps comme cela où l’on coupait la tête aux hommes. — Tout à coup elle s’interrompit : — Ah ! voici l’épitaphe ! c’est du latin. — Vox — tacuit — Periit — lux… — C’est difficile à lire. Je voudrais bien savoir ce que cela veut dire.

— Mesdemoiselles, dit l’aînée, allons chercher mon père, il nous l’expliquera.

Et elles s’élancèrent hors de la crypte comme trois biches.

Elles n’avaient pas même songé à s’adresser à moi ; j’étais un peu humilié que mon anglais leur eût donné si mauvaise idée de mon latin.

On avait fait jadis sur ce tombeau je ne sais quel scellement qui avait laissé à côté de l’épitaphe une tache de plâtre aplanie à la truelle. Je pris un crayon, et sur cette page blanche j’écrivis cette traduction du distique :

Dans la nuit la voix s’est tue.
L’ombre éteignit le flambeau.
Ce qui manque à la statue
Manque à l’homme en son tombeau.

Les jeunes filles étaient à peine parties depuis deux minutes, que j’entendis leur voix crier : Par ici, père ! par ici ! Elles revenaient. J’écrivis en hâte le dernier vers, et, avant qu’elles reparussent, je m’esquivai.