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LE RHIN.

une excroissance naturelle de la montagne. Tout au bord du Rhin babillait un groupe de jeunes laveuses battant leur linge au soleil.

Cette rive m’a tenté ; je m’y suis fait descendre. Je connaissais la ruine de Velmich comme une des plus mal famées et des moins visitées qu’il y eût sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d’un abord difficile, et, dit-on même, dangereux. Pour les paysans, elle est pleine de spectres et d’histoires effrayantes. Elle est habitée par des flammes vivantes qui, le jour, se cachent dans des souterrains inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour n’est elle-même que le prolongement hors de terre d’un immense puits comblé aujourd’hui, qui trouait jadis tout le mont et descendait plus bas que le niveau du Rhin. Dans ce puits, un seigneur de Velmich, un Falkenstein, nom fatal dans les légendes, lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans confession qui bon lui semblait parmi les passants ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en peine qui habitent maintenant le château. Il y avait à cette époque dans le clocher de Velmich une cloche d’argent donnée et bénite par Winfried, évêque de Mayence, en l’année 740, temps mémorable où Constantin VI était empereur de Rome à Constantinople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes en Espagne, et où régnait en France le roi Clotaire, plus tard excommunié de triple excommunication par saint Zacharie, quatrevingt-quatorzième pape. On ne sonnait jamais cette cloche que pour les prières de quarante heures, quand un seigneur de Velmich était gravement malade ou en danger de mort. Or Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu, qui ne croyait pas même au diable, et qui avait besoin d’argent, eut envie de cette belle cloche. Il la fit arracher du clocher et apporter dans son donjon. Le prieur de Velmich s’émut et monta chez le seigneur, en chasuble et en étole, précédé de deux enfants de chœur portant la croix, pour redemander sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria : Tu veux ta cloche ? eh bien, tu l’auras, et elle ne te quittera plus. Cela dit, il fit jeter le prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d’argent liée au cou. Puis, sur l’ordre du burgrave, on combla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre et la cloche, soixante aunes du puits. Quelques jours après, Falkenstein tomba subitement malade. Alors, quand la nuit fut venue, l’astrologue et le médecin qui veillaient près du burgrave entendirent avec terreur le glas de la cloche d’argent sortir des profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand revient l’époque de la mort du burgrave, dans la nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de Saint-Pierre à Rome, on entend distinctement la cloche d’argent tinter sous la montagne. — Voilà une des histoires. — Ajoutez à cela que le mont voisin, qui encaisse de l’autre côté le torrent de Velmich, est lui-même tout entier