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loin de vous tous. Le difficile est de le faire travailler. Je n’ai pu encore lui arracher que quelques pages, excellentes du reste, sur ce qui s’est passé à la Conciergerie. Dis à nos trois prisonniers de recueillir leurs souvenirs et ceux des autres, et de m’envoyer tous les faits qu’ils pourront. — Je reviens à Charles. En attendant l’Histoire des quatre années, qu’Hetzel trouve chose excellente et très vendable, mais qui sera plus faisable quand vous serez tous là, je lui ai dit d’écrire un livre avec ses six mois de prison, et notre voyage à Lille. La Conciergerie et les Caves[1], voilà un beau et bon volume. Il me promet, il est doux comme une bonne fille, mais il ne commence pas. Je ne me plains pas, car je ne veux pas que tu le grondes. Je travaille pour tous. Seulement je crains que le temps ne se perde. Les années passent et les habitudes viennent. L’autre soir il était sorti, je travaillais. À minuit, on cogne à ma porte. — Entrez. — Monsieur, me dit l’hôtesse, monsieur votre fils a-t-il la clef ? (de la porte du dehors). — Non, madame. — En ce cas, je vais l’attendre. — Non, madame. — Comment faire alors ? — Couchez-vous. Je vais descendre dans votre boutique (l’entrée de mon logis est une boutique de tabac), j’écrirai tout aussi bien sur votre comptoir que sur ma table, et j’attendrai mon fils.

Je me suis installé, en effet, dans le comptoir ; je me suis juché sur le haut tabouret de la marchande, et j’ai écrit là. À trois heures du matin, Charles est rentré, il a été stupéfait de me trouver griffonnant sur ce comptoir et l’attendant. Je ne lui ai pas fait de reproches. Mais depuis lors, il n’est guère rentré passé minuit.

Pour ce qui est de mes affaires de librairie, la Belgique a peur, et une librairie belge libre, même purement littéraire, est impossible en ce moment. La chose que j’avais cru toucher recule. La contrefaçon n’est pas encore tuée légalement et l’invasion est imminente. Deux causes de retard. Il faut donc attendre encore. Hetzel va partir pour Londres et tâcher de nouer la chose en Angleterre. Tout cela exige que nous ne relâchions rien de notre vie étroite d’exilés mangeant trois francs par jour. — Je donne pourtant çà et là à Charles quelque « tigre à cinq griffes[2] ». Le tigre s’en va en fumée.

Tout à l’heure on a cogné à ma porte. J’ai interrompu ma lettre. C’était le directeur des Variétés, M. Carpier, qui vient de Paris, m’a-t-il dit, exprès pour me voir. Il m’a demandé, avec mille instances et offres, une pièce pour

  1. Les Caves de Lille, dont on trouvera une relation écrite par Victor Hugo et publiée dans Actes et Paroles, Avant l’exil. Reliquat, Édition de l’Imprimerie Nationale.
  2. Une pièce de cinq francs, selon le mot de Mürger.