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Après avoir comme vous combattu le deux décembre, j’ai été banni de France. J’ai écrit à Bruxelles Napoléon-le-Petit ; j’ai dû quitter la Belgique. Je suis allé à Jersey, et j’y ai lutté trois ans contre l’ennemi commun ; le gouvernement anglais ayant subi la même pression que le gouvernement belge, j’ai dû quitter Jersey. Je suis aujourd’hui à Guernesey depuis sept ans. J’y ai acheté une maison, ce qui me donne le droit de cité et me fait inviolable ; un quatrième exil ne pourrait m’atteindre ici. Du reste, je dois dire que Jersey, il y a deux ans, et, il y a un an, la Belgique, se sont spontanément rouvertes pour moi.

J’habite au bord de la mer une maison bâtie il y a soixante ans par un corsaire anglais et appelée Hauteville-House. Moi, représentant du peuple et soldat proscrit de la République française, je paye tous les ans le droit de poulage à la reine d’Angleterre, dame des îles de la Manche, comme duchesse de Normandie et ma suzeraine féodale. Voilà un des bizarres effets de l’exil.

Je vis ici solitaire, avec ma femme, ma fille et mes deux fils, Charles et François. Quelques proscrits sont venus me rejoindre, et nous faisons une famille. Tous les mardis, je donne à dîner à quinze petits enfants pauvres, choisis parmi les plus indigents de l’île, et ma famille et moi nous les servons ; je tâche par là de faire comprendre l’égalité et la fraternité à ce pays féodal. De temps en temps un ami passe la mer et vient me serrer la main. Ce sont là nos fêtes. J’ai des chiens, des oiseaux, des fleurs. J’espère pouvoir avoir, l’année prochaine, une petite voiture avec un cheval. Ma fortune, fort ébranlée et presque détruite par le coup d’État, a été un peu réparée par le livre Les Misérables. Je me lève de bon matin, je me couche de bonne heure, je travaille toute la journée, je me promène au bord de la mer, j’ai pour écrire une espèce de fauteuil naturel dans un rocher, en un bel endroit appelé Firmain-bay ; je ne lis pas les sept cent quarante articles publiés contre moi (et comptés par mes éditeurs) dans les journaux catholiques de Belgique, d’Italie, d’Autriche et d’Espagne. J’aime beaucoup l’excellent et laborieux petit peuple qui m’entoure et je crois que j’en suis un peu aimé. Je ne fume pas, je mange du roastbeef comme un anglais et je bois de la bière comme un allemand ; ce qui n’empêche pas La España, journal-prêtre de Madrid, d’affirmer que Victor Hugo n’existe pas, et que le véritable auteur des Misérables s’appelle Satan.

Voilà à peu près, monsieur, tous les détails que vous me demandez. Trouvez bon que je les complète par un cordial serrement de main.