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Nos portes se touchent. Nous vivons beaucoup ensemble. Je mène une vie de religieux. J’ai un lit grand comme la main. Deux chaises de paille. Une chambre sans feu. Ma dépense en bloc est de 3 francs cinq sous par jour, tout compris. Versigny fait comme moi.

Dis à mon Charles qu’il faut qu’il devienne tout à fait un homme. Dans ces journées où ma vie était à chaque minute au bout d’un canon de fusil, je pensais à lui. Il pouvait à chaque instant devenir le chef de la famille, votre soutien à tous. Il faut qu’il songe à cela.

Vis d’économies. Fais durer longtemps l’argent que je t’ai laissé. J’ai assez devant moi pour aller ici quelques mois.

Si les fonds continuent à hausser, peut-être vendrai-je ma rente pour la replacer en lieu plus sûr. Qu’en penses-tu ? En ce cas-là, je t’enverrais une procuration. Informe-toi de la manière dont se font ces sortes d’affaires. Il faudrait une voie bien sûre pour me faire parvenir le capital hors de France afin que j’en fasse le remploi.

En attendant, ouvre mon armoire de laque (celle de ton père) tu trouveras sur le carton rouge un petit portefeuille. Là sont les titres de rente. Mets-les en sûreté sous une clef à toi, ou laisse-les là si tu le préfères, mais ne les perds pas de vue et songes-y pour les prendre sur toi en cas d’alerte. Réponds-moi expressément a ce sujet.

J’ai vu hier ici le ministre de l’intérieur, M. Ch. Rogier[1] qui m’avait fait une visite, rue Jean-Goujon, il y a vingt ans. En entrant, je lui ai dit en riant : Je viens vous rendre votre visite.

Il a été fort cordial. Je lui ai déclaré que j’avais un devoir, celui de faire l’histoire immédiate et toute chaude de ce qui vient de se passer. — Acteur, témoin et juge, je suis l’historien tout fait. Que je ne pouvais pas accepter de condition de séjour. Qu’on me renvoyât si l’on voulait. Que d’ailleurs je ne ferais cette publication historique qu’autant qu’elle n’aggraverait pas le sort de mes fils à cette heure au pouvoir de l’homme. Il peut les torturer en effet.

Dis-moi ce que tu en penses. Si un écrit de moi peut avoir quelque inconvénient pour eux, je me tairai. En ce cas-là, je me bornerai à finir ici mon livre des Misères[2]. Qui sait ? c’était peut-être la seule chance de le finir. Il ne faut jamais accuser ni juger la providence. Quel bonheur, par exemple, que mes fils aient été en prison dans les journées du 3 et du 4 !

M. Rogier m’a dit que, si je publiais cet écrit maintenant, ma présence pourrait être un grand embarras pour la Belgique, petit état à côté d’un

  1. Charles Rogier, homme d’État belge, né en France ; il fut gouverneur d’Anvers et plusieurs fois ministre de l’Intérieur, des Travaux publics, de la Guerre, des Affaires étrangères.
  2. Premier titre des Misérables.