Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome II.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous trompez pas en prévoyant quelque dissidence entre vous et moi. Je comprends toute votre philosophie (car, comme tout poëte, vous contenez un philosophe) ; je fais plus que la comprendre, je l’admets ; mais je garde la mienne. Je n’ai jamais dit : l’art pour l’art ; j’ai toujours dit : l’art pour le progrès[1]. Au fond, c’est la même chose, et votre esprit est trop pénétrant pour ne pas le sentir. En avant ! c’est le mot du progrès ; c’est aussi le cri de l’art. Tout le verbe de la poésie est là. Ite.

Que faites-vous quand vous écrivez ces vers saisissants : les Sept Vieillards et les Petites Vieilles, que vous me dédiez et dont je vous remercie ? Que faites-vous ? Vous marchez. Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson nouveau.

L’art n’est pas perfectible, je l’ai dit, je crois, un des premiers ; donc je le sais ; personne ne dépassera Eschyle ; personne ne dépassera Phidias ; mais on peut les égaler ; et, pour les égaler, il faut déplacer les horizons de l’art, monter plus haut, aller plus loin, marcher. Le poëte ne peut aller seul, il faut que l’homme aussi se déplace. Les pas de l’humanité sont donc les pas mêmes de l’art. — Donc, gloire au Progrès.

C’est pour le progrès que je souffre en ce moment et que je suis prêt à mourir.

Théophile Gautier est un grand poëte, et vous le louez comme son jeune frère, et vous l’êtes. Vous êtes un noble esprit et un généreux cœur. Vous écrivez des choses profondes et souvent sereines. Vous aimez le beau. Donnez-moi la main.

Victor Hugo.

Et quant aux persécutions, ce sont des grandeurs. — Courage ![2]


À Auguste Vacquerie[3].


Dimanche 16 8bre [1859].

Je vous prouve ma reconnaissance, cher Auguste, en usant de vous de nouveau. Voici neuf lettres (Jourdan, Janin, Denis, Boulanger, Ch. Edmond, Saint-Victor, Baudelaire, Fleury, Marafy), seriez-vous assez bon pour les faire parvenir ? Il y a plusieurs adresses que j’ignore. — Votre excellente et charmante lettre m’a tiré de peine. J’étais vraiment inquiet.

  1. C’était là la dissidence principale ; l’étude de Baudelaire sur Théophile Gautier est surtout prétexte à développer ses théories sur l’art : il nie absolument la mission humanitaire du poëte et n’admet que le beau dans l’art.
  2. Cette lettre fut insérée en tête de l’étude sur Théophile Gautier.
  3. Inédite.