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À Louise Colet.


Marine-Terrace, 19 mars [1854].

Votre lettre du 6 m’arrive. Que de retards ! que de circuits ! J’y réponds bien vite et en hâte, et, pour que ceci parte par le courrier d’aujourd’hui, vous aurez une lettre bien courte. Je prendrai ma revanche la prochaine fois. Mais ne doutez donc jamais de moi, je vous prie ! Si vous saviez toutes les choses auxquelles je suis forcé de faire face ! Vous ne vous doutez pas de cela à Paris ? il y a des moments où le sort de ce gros continent stupide gravite autour de la poignée de proscrits et où toute l’Europe a pour pivot, sans s’en douter, une maison d’un faubourg de Londres ou une baraque de la côte de Jersey. De là des préoccupations. Excusez-les.

Je vous envoie la lettre pour Villemain. Lisez-la et mettez-la sous enveloppe. Envoyez-moi votre adresse (numéro bien exact) ; huit jours après, les Châtiments seront déposés à votre porte. Je suis tout heureux de ce que vous m’en dites. Chose étrange ! j’ai forgé ces vers sur la vieille enclume de Juvénal et d’Isaïe, je les ai bourrés de foudre, je les ai trempés dans tout ce que la justice a de plus implacable et de plus sinistre, et ma récompense est le sourire d’une femme !

Savez-vous que vous ne me promettez rien en disant : j’irai à Londres ! C’est Jersey qu’il faut dire. Il m’est très difficile d’aller à Londres, car, depuis l’entente cordiale, la police Bonaparte-Palmerston[1] nous guette et, au besoin, l’honnête presse anglaise nous dénonce.

Or, ma présence à Londres, texte et commentaires, pourrait nuire à certaines solutions qui ont besoin de secret pour aboutir. Venez donc à Jersey. Velléda y est bien venue !

Parlons de vous. Il faut que vous ayez le prix. Je dis : il le faut. Si j’étais là, il me semble que vous l’auriez. Je consentirais pour cela à passer un quart d’heure dans cette fange. Voilà un superlatif qui vous dit à quel point je vous veux cette couronne. Couronne ! on appelle donc cela une couronne ! J’avoue que notre insolence d’académiciens m’humilie. Voici le prix, et vous voilà : je regarde cette couronne, et je regarde ce front, et je me demande en quoi donc l’un a-t-il besoin de l’autre ? Si c’est pour que vous puissiez venir à Jersey, je comprendrai.

Continuez de m’aimer un peu, noble et charmante femme. Grondez

  1. Lord Palmerston approuva la politique de Louis Bonaparte et le coup d’État.