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À Nefftzer.


Manne-Terrace, 26 avril [1853].

Vous avez bien fait de m’écrire ; vous êtes un de ceux que j’aime. Vous rappelez-vous, cher prisonnier d’autrefois, le bien que vous me fîtes le soir que Charles entra dans la Conciergerie. Je vous vis sous ces grandes grilles noires où mon fils allait disparaître ; vous étiez sur le seuil, calme, doux, rayonnant, et vous dîtes bonjour au nouveau venu avec un sourire. Vous représentiez ce qui doit accueillir l’honnête homme dans la prison quand il y entre, la joie.

Je vous le dis alors, et depuis ce jour-là, moi qui vous estimais, je vous ai aimé.

Aujourd’hui votre lettre me fait le même effet dans l’exil que votre sourire dans la prison.

Merci, merci, bon et noble esprit.

Ce gouvernement d’à présent finit par me faire pitié. Il devient vraiment trop misérable. Il n’avait encore été qu’immonde au dedans, le voilà qui devient petit au dehors. Le nain traînant le grand sabre, s’y emberlificotant les jambes, et saignant du nez sur Austerlitz, ce n’est plus drôle. C’est lugubre.

Hélas ! c’est que voilà le drapeau de France hors de France, et qu’on s’en moque, et ce n’est plus seulement nous proscrits qui haussons les épaules, c’est le monde battu par Bonaparte l’ancien qui se met à rire de Bonaparte le neuf ; et voyez-vous, cher prisonnier, je suis toujours un bêta de français, et mon vieux chauvinisme me démange sous ma septième peau comme une gale rentrée. Donc, au lieu de rire comme les autres de la belle figure que fait l’Anglo-France dans la Méditerranée, dans la Baltique et en chemin pour le Danube qui est passé, au lieu de rire, je pleure.

Écrivez-moi. Je n’ai presque plus de papier, et pourtant j’ai le cœur plein. Nous qui sommes ici, nous vous embrassons et vous aimons. Serrez la main, manus magna, qui écrit tant de belles et profondes choses dans La Presse et qui, j’en suis sûr, ne laissera pas choir le drapeau Progrès-Liberté. Vous aussi, vous ferme esprit et vigoureux talent, vous êtes là pour le soutenir.

Je suis vôtre
Ex imo.
V.