Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Lundi, 31 décembre 1821[1].

Que les dernières pensées de cette année soient pour toi, comme les premières ont été pour toi. Chère amie, ta santé m’inquiète, et je veux t’en parler sérieusement. Je me demande d’où peuvent venir tes douleurs de côté. J’en connais une cause, sur laquelle je consulterai certainement quelque médecin célèbre. La peinture te nuit, du moins j’en suis persuadé. Les attitudes fatigantes que cet art oblige de prendre, les principes vénéneux qui s’échappent continuellement en vapeur subtile des couleurs qui sont pour la plupart minérales, en voilà plus qu’il n’en faut pour attaquer les organes extérieurs et intérieurs du corps, ce sont là des choses avérées et que l’expérience ne prouve que trop. La plupart des peintres ont la santé dégradée. Ô mon Adèle, serai-je condamné à voir cette funeste expérience se renouveler sur toi, sur le seul être qui me fasse chérir la vie ! Si ton mari avait l’autorité de tes parents, il se contenterait de te voir cultiver ton talent charmant pour le dessin, et ne s’exposerait pas, en te livrant au travail de la peinture, à voir tes heureuses dispositions te devenir fatales. Je consulterai certainement quelque célèbre médecin sur les dangers de ce travail pour un être aussi frêle et aussi délicat qu’une jeune fille. Que n’ai-je quelque pouvoir sur toi ! J’ai craint un moment autrefois que tu ne te destinasses à la profession d’artiste, profession incompatible avec le rang que tu dois occuper dans la société. Aujourd’hui que tu ne cultives la peinture que comme talent d’agrément, je tremble encore, et bien plus, car c’est pour ta santé. Chère Adèle, ah ! soigne-toi, je t’en conjure, je t’en conjure à genoux. Hélas ! que ne puis-je être sans cesse près de toi, te consoler dans toutes tes douleurs, te soulager dans tous tes maux ! Promets-moi, mon Adèle bien-aimée, si jamais tu es malade, si jamais ce nouveau malheur m’arrive, que je serai ta garde-malade, que ce sera moi qui veillerai près de ton lit, qui te donnerai tout ce dont tu auras besoin, qui y mourrai si... — mais je ne tracerai pas cette pensée insupportable. Aie soin, par pitié pour moi, de ta vie et de ta santé, si tu ne renonces pas à la peinture, ne t’y livre qu’avec prudence. Ma pauvre amie, que ne puis-je prendre toutes tes souffrances pour moi !

  1. Inédite.