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sans cesse que tu me causes un violent chagrin ? Il me semble, Adèle, qu’il aurait dû suffire de te le dire une fois. Sois sûre de ton Victor, je t’en prie, aie confiance en celui qui vit tout en toi et pour toi. Ne me force pas, comme tu le dis toi-même avec tant de grâce, à défendre ma femme contre ma femme. Oui, je suis fier de mon épouse adorée, de ma charmante et bonne Adèle, et ce n’est pas de la vanité, c’est de l’orgueil et de l’orgueil le plus pur. Tes vertus sont mon trésor, tes perfections sont mon bien, et je les défendrai contre tes propres attaques avec la jalousie d’une mère et la fierté d’un époux.

Quand je t’ai dit que ton âme comprenait la poésie, je n’ai fait que te révéler une de ses célestes facultés. Les vers ne sont donc pas de la poésie ? demandes-tu[1]. Les vers seuls n’en sont pas. La poésie est dans les idées, les idées viennent de l’âme. Les vers ne sont qu’un vêtement élégant sur un beau corps. La poésie peut s’exprimer en prose, elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C’est la poésie de l’âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Un poëte malhonnête homme est un être dégradé, plus bas et plus coupable qu’un malhonnête homme qui n’est pas poëte.

C’en est assez sur toutes ces choses indifférentes et que tu sens d’ailleurs plus que je ne peux le dire. Je voudrais seulement que tu pusses savoir combien ton âme est belle, grande et poétique. Quand nous serons unis, chère amie, ce sera toi qui m’inspireras, toi que je consulterai sur tout ce que je ferai, et c’est ainsi qu’après t’avoir dû mon bonheur, je te devrai encore ma gloire, si j’y suis appelé. Sois donc satisfaite de toi, sans cesser d’être modeste. La modestie te va si bien ! Mais distingue la modestie qui consiste à ignorer ses avantages, de celle qui se borne à les rapporter à d’autres qu’à soi, à faire hommage à Dieu des dons de la nature et à ses parents de ceux de l’éducation. Cette dernière est la seule vraie, la seule durable. Elle sauve du faux orgueil et mène à la juste fierté. Je t’ennuie, ma chère et noble Adèle, car tu sais tout cela mieux que moi. Pardonne-moi et ne t’en prends qu’à toi, car c’est toi qui par tes scrupules et tes craintes, me conduis à ces tristes et insipides dissertations. Elles sont cependant utiles en ce qu’elles te prouvent que mon estime pour toi n’est pas moins fondée que ma tendresse.

Adieu, j’ignore si tu pourras lire ce griffonnage. À tous les mots qui t’échapperont substitue je t’aime. Tu en auras toujours la pensée. Adieu, parle-moi donc de ta santé, et laisse ton mari t’embrasser.

Victor.
  1. « Tu me dis aussi que j’entends la poésie et jamais je n’ai pu faire un vers. Des vers ne sont donc pas de la poésie ? Je sens bien les vers que tu m’as donnés... » (Reçue le samedi 22 décembre.)