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tacle. C’était au Français, te le rappelles-tu ? On donnait Hamlet. Dis-moi, chère amie, as-tu conservé quelque idée de cette charmante soirée ? Te rappelles-tu que nous attendîmes bien longtemps ton frère dans la rue voisine du théâtre et que tu me disais que les femmes étaient plus aimantes que les hommes ? Te rappelles-tu que durant toute la représentation ton bras resta appuyé sur le mien ? que je t’entretins de malheurs imminents et qui en effet ne tardèrent pas à nous frapper ? que je te répétai bien des fois qu’une soirée aussi heureuse ne se représenterait pas de longtemps ?… mon Adèle, quand je songe que deux ans se sont écoulés depuis ces délicieux moments et que les moindres circonstances en sont encore dans mon cœur comme des événements d’hier, je me demande s’il en est de même pour toi, si ta mémoire a été aussi fidèle, et je me le demande en tremblant, car il y aurait de la présomption à le croire, et cependant si tu as oublié tout cela, tu ne m’aimes pas. Oh ! dis-moi que tu ne l’as pas oublié, dis-moi, je t’en supplie, que tu as quelquefois durant ma longue absence pensé avec regret à ces instants sitôt passés !… Chère Adèle ! combien de fois j’y ai songé, moi, avec désespoir ! Mais qu’importe aujourd’hui cette pénible épreuve, puisque tu m’appartiens enfin, du moins en espérance et en avenir ! Qui osera maintenant que je te tiens t’arracher de mes bras ! Hélas ! il y a deux ans, j’étais tranquille et serein auprès de toi, et quatre mois plus tard je devais me courber sous le plus affreux des malheurs, je devais être séparé de toi ! Aujourd’hui, si je te vois avec plus de gêne et moins de facilité qu’alors, c’est du moins avec plus de sécurité. Car il faudrait que l’enfer tout entier fût dans mon avenir, pour que tu ne fusses pas à moi tôt ou tard. Mon sort est bien simplifié ; je n’ai plus que deux perspectives, toi ou la mort. Rien ne peut m’enlever à mon Adèle, famille, parents, tout cela sans toi serait tout pour moi ; près de toi ce n’est rien. Je suis une chose qui est à toi.


Samedi (29 décembre).

Je relis bien souvent tes charmantes lettres. Elles me rendent quelque chose de ta présence. Je m’étonne, chère amie, que cette correspondance si douce pour moi, te laisse encore quelques scrupules, car la manière même dont tu t’accuses de n’en pas avoir me prouve qu’il t’en reste encore. Ne te souviens-tu donc jamais que je suis ton mari, que je dois être le confident unique et le dépositaire légitime de toutes tes pensées ; que cette communication mutuelle et intime, qui ne nous est permise que par lettres, est un de mes droits comme un de tes devoirs. Ô mon Adèle, ne me parle plus, je t’en conjure, de ta crainte d’être mésestimée de moi. Faut-il te répéter