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moment, et moi, vais-je dormir ? Adieu, adieu, mon Adèle bien-aimée, que ne suis-je en ce moment près de ton lit pour te donner un seul baiser, rien qu’un baiser !


Vendredi, minuit et demi (14 décembre).

Je n’essaierai pas, chère, bien chère Adèle, de te décrire l’effet que ta lettre vient de me produire ; je ne m’attendais pas à être aussi sévèrement jugé par toi et toute ta famille sur quelques mots échappés sans doute à la chaleur d’une discussion où je crois cependant, si ma mémoire est bonne, avoir soutenu les véritables idées d’ordre et de morale, sauf l’exagération permise peut-être à mon âge[1]. J’ai pu dire bien des choses légères, émettre bien des idées peu méditées ; une phrase entre autres t’a frappée, je me rappelle parfaitement avoir prononcé cette phrase violente et m’en être sur-le-champ repenti. Je pense comme toi que ces noms ignobles et hideux d’instruments et d’exécuteurs de supplices ne doivent jamais souiller la bouche d’un homme ; je ne sais même comment je les ai proférés, il faut que les provocations de mes contradicteurs m’aient poussé à bout et m’aient amené au point de déraisonner, fâcheux écueil sur lequel les controverses ne nous amènent que trop souvent. Aussi est-ce bien de tout cœur que je déteste la discussion.

Mais ce qui est poignant pour moi, mon Adèle, ce qui m’a bien cruellement pénétré, c’est que l’on ait pu un moment mettre dans les chances de malheur de notre union future les idées qu’une conversation indifférente m’a fait émettre. Ce qui me désole, c’est qu’on ait pu te faire partager ces craintes, car je ne puis croire que tu les aies conçues de toi-même, toi qui ne m’as jamais dit avoir un profond mépris pour moi.

Conçois-tu tout ce qu’il y a d’injurieux pour nous deux à mêler des idées d’adultère à notre mariage ? Non, tu ne l’as pu penser. Que ne connais-tu mon caractère ? Que n’as-tu entendu même les railleries dont j’étais, il y bien peu de temps, l’objet, parce qu’à des gens qui m’avaient demandé si je ne tuerais pas ma femme surprise en adultère, j’avais répondu simplement que ce serait moi que je tuerais ?

Au reste, pourquoi te dire tout cela ? Je n’ai pas besoin, j’en suis sûr, de

  1. « ... J’ai été effrayée de ton langage d’hier soir. Quelle intolérance chez toi ! Tu serais bourreau s’il n’y en avait pas !... Quel sera mon sort, je n’en sais rien... Toute ma famille, je ne te le cache pas, a été effrayée. Je sens que devant toi, je rentre en moi-même... un jour je tremblerai devant toi. » (Reçue le 14 décembre.)