Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certes, pas moi. Pourquoi ce misérable a-t-il osé toucher à ce que j’ai de plus cher et de plus sacré au monde ? Pourquoi m’ôter mon bien, ma vie, mon seul trésor ? Que ne m’est-il étranger ! — Je voudrais être calme, et je ne réussis qu’à être inintelligible pour toi, Adèle, et pour moi-même. Je ne sais où je m’égare, je voudrais tout te dire, tout te nommer ; mais une sorte de pudeur m’arrête, et je renferme le motif de ma souffrance comme j’aurais dû peut-être renfermer ma souffrance elle-même. Pourtant comment dissimuler avec toi ? Qui me plaindra si ce n’est toi, et quelle autre pitié que la tienne pourrait me consoler dans un pareil moment ? Je sens que la mesure est comblée, que ma honte et ma délicatesse sont puériles, qu’il faut tout te dire, tout épancher dans ton sein, mais un souvenir vénéré m’impose le silence, et tout pénible qu’est ce silence, ma conscience l’approuve. Aussi, si tu ne sais pas tout, nul au monde n’en saura autant que toi. Et pourquoi en saurais-tu davantage ? Ne te suffit-il pas que j’aie besoin de ta pitié, et le désordre de mes idées ne te le prouve-t-il pas assez ? À quoi bon traîner ta douce imagination dans tous ces repoussants détails ? Seulement, mon Adèle, il ne faut pas te tourmenter en conjectures ; je te dirai que si tu es pour beaucoup dans ce qui m’arrive, il ne peut t’en arriver rien à toi, j’en jure sur l’honneur, ni directement, ni indirectement. Ainsi sois pleinement tranquille. Encore un mot sur ce sujet, pour n’y plus revenir. Si tu devines, ce qu’à Dieu ne plaise, le nom du misérable fourbe qui me rend si malheureux, qu’il ne sorte pas de ta bouche, qu’il ne paraisse pas dans tes lettres, je t’en supplie. Ce serait lui faire trop d’honneur. Qu’il soit pour nous comme s’il n’était pas. Plains-moi et console-moi, car je souffre cruellement[1]. Adieu, chère Adèle, adieu pour ce soir, je suis dans un cercle d’idées dans lequel je ne veux pas finir cette lettre. Je la reprendrai demain matin. Je pourrai peut-être te parler de choses moins pénibles. Adieu, ma femme, ma douce et bien-aimée Adèle, je t’embrasse.

  1. Quoiqu’il ne soit pas nommé, il s’agit évidemment d’Eugène dont Victor ne comprendra l’état mental qu’en avril 1822. Voir, p. 343, la lettre de Victor Hugo à son père. En relisant cette lettre, Adèle a deviné : « ... Si c’est un de tes frères, je pense heureusement que je ne peux avoir aucun rapport avec eux. Il est vrai, j’ai de l’estime pour eux, de l’amitié pour ton second et je pense qu’il me rend la pareille ; il est ton frère, je le connais depuis longtemps, je renoncerais difficilement à penser bien de quelqu’un qui te touche de si près, et je te demande grâce pour lui si c’est lui. Fais quelque chose pour moi, mon ami, je t’en prie, et raconte-moi l’affaire telle qu’elle est, je te dirai ce que j’en pense. Cher ami, c’est pour votre union mutuelle que je désire bien sincèrement que tu aies mis dans ton jugement beaucoup de sévérité. » (Reçue le samedi 8 décembre.)