Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

res-tu cet inconcevable bonheur ? dis-moi, y songes-tu comme moi avec cette ivresse et ce ravissement que ton âme tendre et virginale est si bien faite pour éprouver ? Te représentes-tu la félicité de ton Victor passant à tes pieds sa vie, déposant dans ton sein toutes ses peines et les trouvant douces, jouissant de tout pour toi seule, ne respirant que par ton souffle, n’aimant qu’avec ton cœur, ne vivant enfin que de ta vie ? Quand je pense, chère amie, à cette délicieuse communauté d’existence, je ne puis m’empêcher de croire que Dieu ne m’aurait pas donné la faculté de l’imaginer s’il ne m’avait réservé le bonheur d’en jouir. Va, tu es née pour être heureuse, ou je n’aurai été bon à rien sur la terre.

Tu veux bien avoir quelque estime pour moi, Adèle, et c’est le prix le plus doux de tout ce que j’ai pu faire, dans le but de me rendre digne de toi. Je te remercie profondément de l’assurance que tu m’en donnes, car si tu ne m’estimais pas, pourrais-tu m’aimer, et si tu ne m’aimais pas, que ferais-je ici ?

Pourquoi employer dans ta lettre cette formule de doute : les sentiments que tu dis avoir pour moi, etc. ? — De quoi es-tu sûre au monde, si ce n’est de ces sentiments ? Ces mots m’ont blessé, et, certes, bien plus justement que ceux que tu me reproches. En te disant : la confidence que tu provoques, etc., je n’ai point cru mal m’exprimer. Je crois que l’un de nous a le droit de provoquer, et même d’exiger une confidence de l’autre, et pour ma part il me sera toujours doux de remplir ce devoir. Si j’ai jamais rien de caché pour toi, ma bien-aimée Adèle, cela ne dépendra pas de moi, et je remercierai tous les chagrins de la vie, car ils me procureront de tendres épanchements. Si je ne t’ai point fait part de ceux que j’éprouve en ce moment, c’est, je le répète, qu’il m’eût fallu écrire une sorte d’apologie, et entrer dans de trop longs détails ; mais je ne renonce pas à la consolation de tout te conter de vive voix, si cela ne t’ennuie pas, quand l’occasion s’en présentera.

Adieu pour ce soir, ou plutôt pour cette nuit ; adieu, ma bien-aimée Adèle ; il est bien tard et il fait bien froid. Tu dors en ce moment, et rien ne t’avertira du baiser brûlant que ton pauvre mari va déposer sur tes cheveux en ton absence. Il n’en sera pas toujours ainsi, et quelque jour ces baisers te réveilleront doucement. Adieu, adieu, dors et ne souffre pas.


Mardi (13 novembre).

Ce matin, on m’a remis un billet de ton père ; je te verrai donc ce soir, Adèle ! Voilà ma pensée de toute la journée. Elle me rend bien heureux, surtout quand je songe qu’elle est peut-être aussi la tienne. Mon bonheur