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que le sacrifice de ma vie ne soit pas moins utile aux autres que doux pour moi. Ces idées te sembleront peut-être un peu sinistres, à toi pour qui mon front est toujours riant, à toi qui ne connais pas la sphère de mes réflexions habituelles.

Adèle, je le dis en tremblant, mais je crois que tu ne m’aimes pas de cet amour que je t’ai voué et qui peut seul me suffire. Si tu m’aimais, me demanderais-tu sur tout ce que tu fais cette sorte de confiance que tu m’accordes si aisément et qui me semble à moi l’indifférence. Tu t’offenses de mes questions les plus naturelles, tu me demandes si je crains que ta conduite ne soit répréhensible. Si tu aimais comme j’aime, Adèle, tu saurais qu’il est mille choses que tu peux faire sans crime et même sans tort réel, et qui cependant pourraient alarmer la jalouse délicatesse de mon affection. L’amour, tel que je te l’ai peint, est exclusif. Je ne demande rien, pas même un regard, à toutes les femmes de la terre, mais je veux que nul homme n’ose rien réclamer de la mienne. Si je ne veux qu’elle seule, je la veux entière. Un coup d’œil, un sourire, un baiser de toi sont pour moi les plus grands des bonheurs ; crois-tu que je verrais patiemment quelque autre les partager ? Cette susceptibilité t’effraie, si tu m’aimais, elle te plairait. Que n’es-tu ainsi pour moi ! Plus l’amour est brûlant et pur, plus il est jaloux, plus il est ingénieux à se tourmenter. Je l’ai toujours éprouvé ainsi. Je me rappelle qu’il y a plusieurs années, je frémissais comme d’instinct quand ton jeune frère tout enfant passait par hasard une nuit dans le même lit que toi. L’âge, la réflexion et l’observation du monde n’ont fait qu’accroître chez moi cette disposition. Elle fera mon malheur, Adèle, car elle devrait concourir à ton bonheur et je vois au contraire qu’elle t’inquiète. Parle sans crainte, vois si tu me veux tel que je suis, ou non ; il s’agit de mon avenir qui n’est rien, et du tien qui est tout. Songe que si tu m’aimes nul obstacle ne sera assez puissant contre moi ; que si tu ne m’aimes pas, il est un moyen sûr de te débarrasser vite de moi, c’est d’en convenir, je ne t’en voudrai pas ; je sais une absence grâce à laquelle on est bientôt oublié des indifférents, cette absence-là, on n’en revient pas.

Encore un mot, si cette longue lettre te semble triste et découragée, ne t’en étonne pas ; la tienne était si froide ! Tu trouves qu’entre nous la passion est de trop ![1] Adèle !… J’ai relu pour me consoler d’anciennes lettres de toi, mais la différence était si grande entre les anciennes et la nouvelle qu’au lieu d’être consolé... Adieu.

  1. « ... Je crois, Victor, que ce que tu dois avoir pour moi est indispensable au bonheur, mais que plus y nuirait. La passion est de trop, ce n’est pas durable ; du moins, je l’ai toujours entendu dire. » (Reçue le samedi 20 octobre.)