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À Armand Carrel[1].


Ce 15 mars 1830.

J’avais travaillé cette nuit jusqu’à cinq heures du matin et je dormais profondément quand monsieur Armand Carrel est venu[2]. Je regrette bien qu’on ne m’ait pas réveillé, et je le regrette non pour monsieur Carrel, mais pour moi. Je suis trop morose et trop timide à la fois pour que personne ait jamais grand souci de me connaître et pour que j’aie de mon côté grande envie de connaître les autres. Cependant ces occasions de rencontres avec d’autres hommes, que j’évite volontiers par goût de solitude et par tristesse de caractère, je les ai toujours désirées avec monsieur Carrel. Je ne vois pas pourquoi je n’en conviendrais pas ici, quelque avantage que cet aveu lui donne sur moi. Tout ce que je sais de lui, soit par ses ouvrages, soit par ses amis, la nature âpre et forte de son talent et de son caractère, cette vie pleine d’honneur et de courage, de si bonne heure disputée aux tribunaux politiques, tout, jusqu’à cette seule fois où j’ai causé avec lui chez Rabbe et où j’ai eu, m’a-t-on dit, le malheur de le blesser, animés que nous étions tous deux alors d’exaltation politique bien contraire, tout cela m’a inspiré depuis longtemps pour monsieur Carrel une de ces fortes sympathies qui d’ordinaire se résolvent tôt ou tard en amitié.

Et après tout, si opposés que nous puissions aujourd’hui nous sembler l’un à l’autre, peut-être y a-t-il entre nous plus d’analogie que monsieur Carrel ne le croit lui-même. J’ai lutté pendant qu’il luttait ; tandis qu’il remontait le courant politique, je remontais, moi, le courant littéraire. Nous avons été en quelque sorte proscrits en même temps. Seulement son affaire a été plus sérieuse que la mienne, et partant bien autrement belle. Je n’ai été mis hors la loi que par l’Académie.

Voilà du reste huit ans que je supporte la chaleur du jour, huit ans que je poursuis ma tâche, sans m’en laisser distraire par le soin de ma défense personnelle contre mille attaques qui n’ont cessé de pleuvoir sur moi chaque jour. À une époque où tout se fait par les salons et par les journaux, j’ai commencé et continué ma route sans un salon, sans un journal. Toute mon

  1. Armand Carrel, après avoir été secrétaire d’Augustin Thierry, publia quelques études historiques, puis il fonda, en 1830, avec Mignet et Thiers, le National dont il devint rédacteur en chef après la révolution de 1830. Il eut avec Émile de Girardin, en 1836, une polémique de presse qui amena un duel où il trouva la mort.
  2. On ne s’explique pas aisément la visite d’Armand Carrel après son article dans le National du 8 mars sur la première d’Hernani. Il s’y montre ennemi déclaré de la nouvelle école.