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Pourquoi donc nos désirs, nos volontés, nos affections sont-ils si loin de nous, si nous sommes condamnés à ne jamais les suivre ! Mon bon ami, résolvez la question et je vous en ferai encore, car le vase des dégoûts est inépuisable.

Il paraît que vous avez pris, ce mois-ci, toute l’inspiration pour vous seul, car je n’en ai pu avoir un seul moment. Je n’ai rien fait. Le gouvernement m’a demandé sur le baptême du duc de Bordeaux des vers, que je ne ferai pas si cet état d’impuissance continue. Vous êtes heureux, vous, Alfred, vous ne frappez jamais en vain sur le rocher, et quand vous avez produit quelques centaines de vers admirables, vous les appelez des lignes, pour consoler ceux de vos amis qui ne peuvent même pas enfanter des lignes qu’ils appelleraient des vers. J’avais pourtant commencé un roman qui m’amusait[1], sauf l’ennui de l’écrire ; puis cette invitation pour le baptême est survenue, puis des tracasseries à propos de la jonction du Conservateur littéraire et des Annales. — J’ai tout laissé là.

Jules[2] est encore dans l’incertitude, Soumet fait des vers superbes, Pichat[3] cherche son manuscrit, Émile[4] nous promet toujours le Fou du Roi, Gaspard[5] rit à Versailles, Rocher[6] pleure à Grenoble près de son père dangereusement malade, Saint-Valry[7] fait ses Pâques à Montfort ; tous vous aiment, tous vous embrassent, mais pas plus tendrement que moi.

Il est bien pénible, Alfred, de ne communiquer que par lettre. Me voilà, faute de papier, impérieusement forcé de finir. Est-ce donc bien la peine de remuer sa plume pour s’envoyer des idées sans réponses, pour surprendre par des réflexions tristes les pensées peut-être riantes de son ami, comme deux instruments qui se répondent de loin sur des airs différents parce que l’éloignement empêche ceux qui en jouent de s’accorder. Adieu, je vous embrasse, honteux de vous dire si peu de chose et fatigué d’avoir écrit tant de mots.

Les séances d’Abel aux Bonnes Lettres[8] ont beaucoup de succès. Je n’ai rien lu ni fait lire depuis Quiberon. J’ai reçu de M. de Chateaubriand une

  1. Han d’Islande.
  2. Jules Lefèvre, poète, hésitait encore sur la carrière à suivre. Il se fit recevoir médecin, publia des vers très appréciés du Cénacle, mais qui n’eurent pas tout le succès qu’ils méritaient.
  3. Pichat, dit Pichald, eut deux succès : Léonidas et Guillaume Tell, représentés tous deux à l’Odéon en 1825 et 1830. Il mourut en 1828.
  4. Émile Deschamps, d’abord collaborateur d’Alfred de Vigny pour Othello et Roméo et Juliette, traduisit seul plusieurs drames de Shakespeare, puis des œuvres de Schiller et de Gœthe. Ses Études françaises et étrangères firent grand bruit. Il resta jusqu’à sa mort l’ami très fidèle de Victor Hugo.
  5. Gaspard de Pons, poète, camarade de régiment d’Alfred de Vigny et ami des deux poètes.
  6. Rocher, déjà juge à Melun en 1823, délaissa bientôt la poésie pour se consacrer entièrement à la magistrature.
  7. Saint Valry (Adolphe Souillard), poète, ami très cher de Victor Hugo jusqu’en 1842 ; la politique les désunit.
  8. Société littéraire fondée en janvier 1821.