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et que toutes relations seraient rompues. C’était plus que la séparation, c’était la brouille.

On fit venir Victor pour lui signifier la décision prise. Il avait eu le temps de s’armer de force et de courage ; il avoua hautement son amour, puis entendit la sentence qui le chassait de son paradis et ne sourcilla pas. Seulement, quand les parents d’Adèle furent partis, quand il resta seul avec sa mère, l’homme s’évanouit, l’enfant reparut, il fondit en larmes.

M. et Mme Foucher, rentrés chez eux, semblent avoir évité de s’expliquer nettement sur la démarche qu’ils venaient de faire. Ils annoncèrent simplement à leur fille que toutes relations avec la générale Hugo seraient désormais interrompues et qu’elle cesserait de les venir voir. — Et Victor ? — Victor ne reviendrait pas non plus ; il refusait de revenir. Ils n’en dirent pas davantage, laissant la pauvre Adèle se livrer aux plus tristes conjectures. Victor ne l’aimait-il plus ? Elle ne voulait pas le croire, mais elle vit passer les jours, les semaines, les mois, sans recevoir aucune nouvelle de l’absent. Ses parents tâchèrent de la distraire par des réceptions, des visites, de petites fêtes, et, comme elle était jeune, vivante et gaie, elle les laissait faire et se laissait faire. Il fut même question pour elle d’un autre mariage. Il paraît certain qu’en ce qui la concernait, elle fit tout pour l’écarter.

Quant à lui, après le déluge de larmes, il avait vite retrouvé sa vaillance et son énergie. Mourir ! à quoi bon mourir ? N’avait-il pas voué à son amour sa vie ? Donc, il fallait vivre. Il se rappelait les fermes assurances que, par un singulier pressentiment, il avait mises dans sa dernière lettre, signée, contre son habitude, de son nom tout entier : — « Reçois ici mon inviolable promesse de n’avoir jamais d’autre femme que toi... On peut nous séparer, mais je suis à toi, éternellement à toi ! — V.-M. Hugo. »

Quel moyen avait-il de tenir sa promesse ? Un seul, le travail. Le travail seul pouvait assurer son indépendance et lui permettre, disons le mot brutal, de gagner assez d’argent, d’abord pour augmenter le bien-être de sa mère, puis pour donner au père d’Adèle le gage qu’il serait en état de nourrir sa femme. Et il se mit à l’œuvre, pour employer son expression, avec un courage de lion. Ainsi commença cet infatigable labeur qui va durer toute sa vie ; la forge, allumée, ne s’éteindra plus jamais. Depuis le mois de décembre 1819, Victor avait fondé, avec son frère Abel, dans le but de venir en aide à leur mère, une revue bi-mensuelle, le Conservateur littéraire. Il y avait pris déjà, dans les premiers numéros, la plus grosse part de la besogne ; mais, à partir du mois d’avril, il redoubla de zèle et d’activité. Le Conservateur littéraire eut une durée de quinze mois ; sur les trois gros volumes dont se compose la collection, Victor, sous huit ou dix signatures, en écrivit bien deux à lui seul. En même temps, il s’essaie au roman et donne la première version de Bug-Jargal.

Mais la grande affaire du Conservateur littéraire, c’était le combat pour la cause monarchique. Le Conservateur, la grande revue politique de Chateaubriand, Lamennais et Bonald, venait de cesser de paraître. À défaut du vaisseau de haut bord, la petite chaloupe continua vaillamment la bataille.

Mais toute cette polémique, bonne à peine pour remplir les heures, laissait au cœur du pauvre Victor le vide. Il ne cessait de penser à Adèle, et il n’avait personne à qui parler d’elle. C’est alors qu’il conçut l’idée d’un roman, Han d’Islande, qui lui serait ce confident douloureux et nécessaire. Adèle s’y appellerait Éthel, et Victor, sous le nom d’Ordener, lui adresserait, sur le papier, toutes les paroles d’amour qu’il