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II

Les pressentiments et les craintes qu’exprime la lettre des premiers jours d’avril, allaient être réalisés, dépassés même par l’événement. La correspondance des petits amoureux va être brusquement, et pour des mois, interrompue. Victor avait-il manqué de prudence ? avait-il fait seul des apparitions trop fréquentes et trop peu motivées dans la maison et dans le jardin d’Adèle ? La vigilance en éveil de Mme Foucher s’était alarmée et elle avait averti son mari de ce qui se passait.

M. Foucher, lui, aurait plutôt été porté à voir sans défaveur l’amour de Victor pour sa fille. Il ne pouvait être question de marier ces deux enfants ; mais, en les séparant pour le moment, on pouvait attendre, laisser passer le temps, s’assurer de leur constance.

M. Foucher, chef de bureau au Ministère de la Guerre, estimé, décoré, était tout ce qu’il y a de plus honorable ; mais il avait trois enfants[1], il n’avait que sa place pour vivre et sa fille était sans dot. La fortune présente de Victor était à coup sûr moins brillante encore ; seulement, il était fils du général Hugo, et les généraux de l’Empire, même dans les milieux royalistes, avaient apparemment gardé leur prestige ; de plus, M. Foucher, grand liseur et plus connaisseur qu’il ne voulait le paraître, était capable d’apprécier le talent de Victor et de prévoir son avenir ; il connaissait le mot de Chateaubriand, il connaissait la lettre où Alexandre Soumet, au nom de l’Académie des jeux floraux, avait félicité le jeune lauréat des « prodigieuses espérances qu’il donnait à notre littérature ». Peut-être Mme Hugo, sa vieille amie, ne se montrerait-elle pas, de son côté, trop hostile. Mais il fallait en avoir le cœur net, il fallait aller tout lui dire.

Victor connaissait sa mère, et rien ne pouvait l’effrayer plus qu’une telle démarche.

…Son cœur se serra d’angoisse quand il vit, un matin, M. et Mme Foucher arriver chez sa mère et lui demander d’un air grave un entretien particulier.

Cela se passait le 26 avril 1820, juste un an après le jour où Victor avait dit pour la première fois à Adèle qu’il l’aimait, le 26 avril 1819.

Le premier mouvement de Mme Hugo fut la stupéfaction. Était-ce croyable ? Était-ce possible ? Victor, cet enfant hier encore pendu à sa jupe, Victor serait amoureux ? amoureux depuis des mois ? allons ! ce n’était pas sérieux !… — Si, c’était sérieux, elle le sentait bien ! Elle aussi, elle connaissait son fils, elle connaissait ce cœur passionné, et elle ressentait cette vive douleur, la jalousie de la mère. Et qui était-elle, celle-là qui lui volait l’amour de son enfant ? Ici, c’était l’orgueil maternel qui se révoltait : Victor était le fils du général comte Hugo ; Victor, par lui-même, avait déjà la célébrité et aurait sûrement bientôt la gloire ; il pourrait alors prétendre aux plus beaux, aux plus riches « partis », et le voilà qui s’amourachait de la fille d’un employé sans dot et sans nom !

Proche ou lointain, un tel mariage était impossible ! jamais, jamais, elle vivante, ce mariage ne se ferait ! — M. Foucher, justement froissé dans sa dignité, répliqua très froidement. Il fut convenu des deux parts qu’on cesserait absolument de se voir

  1. Adèle avait deux frères, Victor et Paul Foucher.