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compassion, de l’habitude, de l’amitié peut-être, mais point d’amour. Ainsi désormais, je reviens encore sur cette idée, Adèle, ne me donne pas la douleur de te voir me témoigner une affection simulée qui n’est pas dans ton âme, de peur d’altérer ce profond sentiment d’enthousiasme que m’inspire ton angélique caractère si plein de candeur et de noble franchise surtout.

Écoute, quoique j’eusse dîné, j’ai été ce soir un moment sur le point d’aller chez toi à cinq heures. Je l’aurais certainement fait sans ton adieu d’hier soir, qui avait déjà si bien préludé à cette soirée-ci. Combien je me félicite maintenant d’avoir résisté à cette tentation ! Tu ne t’es seulement pas aperçue que je fusse absent, peut-être n’as-tu même pas demandé pourquoi je ne venais pas, si j’étais survenu, qui me dit que tu n’aurais point trouvé mauvais en toi-même d’être dérangée par moi dans ton dîner ? Il n’y a eu que moi d’affligé. Tant mieux ! Tu as paru étonnée ce soir de ma tristesse, il était tout simple que tu n’en comprisses pas le motif ; maintenant tu as lu ma lettre et du moins tu le sais. Tu m’as parlé de ton intention de ne pas gêner ma liberté de sortir le soir d’une manière qui me prouve que tu me connais bien peu et cela ne me surprend pas encore. J’ai seulement été étonné que tu ne m’aies exprimé aucune reconnaissance de ce que j’aie le premier donné le signal de notre séparation. C’est pour te plaire, pour sacrifier mon bonheur au tien que j’ai abrégé cette soirée. Du reste, ne crois pas, Adèle, que je sois en rien mécontent de toi : bien au contraire. Je ne puis que t’approuver ; tu le sais, je ne me suis jamais cru digne de l’amour d’un être tel que toi. Tu t’abuses toi-même sur la nature des sentiments que je t’inspire, et mon devoir, tout cruel qu’il soit, je le remplis, c’est de te détromper sur toi-même. Ne me parle donc plus de ton amour, Adèle, je te le répète, il m’est impossible d’y croire et je ne verrais dans tes paroles que des marques de généreuse pitié.

Adieu, il est tard, cette lettre m’a bien coûté ! Si je n’y ai pas entouré ton nom adoré de toutes les expressions d’un amour qu’il me serait si doux de te voir partager, c’est que j’ai senti que c’était inutile. Hélas ! Permets-moi seulement en terminant de te dire mon Adèle, c’est pour moi que je te demande cette grâce.