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Lundi, neuf heures du soir (2 septembre).

Chère Adèle, je suis bien triste ce soir, je ne sais où sont mes idées, toute ma tête est en désordre et je me sens comme accablé. Il est donc vrai que je serai pendant huit ou dix jours presque continuellement éloigné de toi ; à peine pourrai-je voir chaque jour un instant celle dont la vue est cependant ma joie et ma vie. Oui, Adèle, j’ai besoin de ton regard pour vivre, j’ai besoin de pouvoir reposer le mien sur toi, sur toi qui es mon seul bien, mon unique trésor.

Ce soir, je suis tombé dans une de ces tristesses indéfinissables qui ne me viennent que de toi ; il m’a paru que tu étais bien faiblement préoccupée de l’idée de nous séparer si tôt, il m’a semblé que tu m’avertissais qu’il était temps de nous quitter ; rien sur ton visage, dans tes paroles, ne m’a fait pressentir dans toute la soirée que nous passerions huit ou dix jours sans presque nous voir, et pourtant, Adèle, tu le savais, car tu m’en parles dans ta lettre[1]. Voilà, chère amie, les signes qui me font douter de ton amour.

Tu me dis que ces doutes t’affligent, je ne t’en parlerai donc pas. C’est néanmoins une chose bien cruelle pour moi que de n’avoir pas prévenu ton adieu ce soir. Tu m’as dis ce mot la première avec une tranquillité qui m’a désolé ; ce n’est pas, Adèle, que je t’accuse de notre prompte séparation, tu m’as fait sentir qu’il était temps de partir pour vous laisser tous reposer, je ne crois pas que cela dépendît en rien de toi. Ce qui m’afflige profondément, c’est la gaîté que tu as montrée toute la soirée.

À Dieu ne plaise cependant que je veuille jamais te voir déguiser ou contraindre tes sentiments ! J’aime encore mieux cet air franc de satisfaction dans un moment où je suis, moi, bien triste, qu’un chagrin affecté. Sois toujours pour moi au dehors telle que tu es au dedans, car j’aime mieux être affligé comme ce soir par une gaîté intempestive que désespéré par une affliction simulée. Au reste, l’hypocrisie est si loin de ma noble Adèle, que cette recommandation est bien inutile. Ne vois dans rien de tout ceci un reproche ; si, dans un moment où tu savais que nous serions

  1. « ... Je suis chagrine. Maman va accoucher et à peine nous verrons-nous pendant neuf à dix jours. » (Reçue le 12 septembre 1822.)