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Lundi, 10 heures du soir[1].

Si tu savais, Adèle, combien je suis triste de t’avoir quittée sitôt ce soir !… Tu m’as fait un bien injuste reproche au moment de notre si prompte séparation, je l’ai emporté avec moi ce reproche que tu as mêlé à ton adieu, et il me pèse sur le cœur. Cependant en cet instant pénible j’ai eu un éclair de joie, c’était de te voir affligée de cette séparation qui m’affligeait tant. Il m’avait semblé, mon Adèle bien-aimée, qu’il t’avait d’abord bien peu coûté de me dire adieu de si bonne heure, aussi quand je t’ai vue me témoigner la même crainte, j’ai eu un moment de bonheur sur lequel tu t’es méprise. Ô Adèle, que ne peux-tu voir mon cœur à nu ? C’est un vœu que je répète bien souvent, mais tu saurais combien il est profondément vrai que toutes les moindres émotions de mon âme t’appartiennent, tout mon être tend sans cesse vers le tien, par ses actions comme par ses pensées, par ses paroles comme par ses actions. Ce soir, j’aurais moins senti la douleur de n’être plus auprès de toi si j’avais pu rentrer et rester à t’écrire jusqu’au moment du sommeil. Hé bien, il a fallu passer ces deux heures en courses nécessaires ; pourquoi ai-je des affaires ?

Chère amie, je ne puis penser sans douleur à tous les ennuis que la position de ta pauvre mère va nous occasionner[2], à toi surtout, ma bien-aimée Adèle ; ton sommeil sera peut-être troublé cette nuit, oh ! que n’es-tu près de moi ! Que ne suis-je là pour assurer ton repos et prendre pour moi toute la peine qui va retomber sur toi ! Mon Adèle, je suis triste en ce moment ; oh ! je suis inconcevablement triste, je suis mécontent de moi, il me semble que j’aurais mieux employé ma soirée en laissant là toute affaire et en la passant à t’écrire, elle eût du moins été moins pesante et moins longue à s’écouler. Quand je songe à notre bonheur de Gentilly, toute ma force s’en va ; comment ! c’est donc ainsi que passe tant de bonheur ! J’ai bien besoin de penser à la félicite si pure et si immense qui m’attend dans deux mois pour ne pas murmurer. Adèle, est-il vrai, mon Adèle adorée, que ce soit dans deux mois ? Oh ! alors nul n’interrompra plus ton sommeil, comme on le fait peut-être en ce moment ! Alors tu seras tout entière sans cesse protégée de mes deux bras. Adieu pour ce soir, je suis bien triste. Notre séparation a été brusque et tu me reprochais de ne plus t’aimer presque d’un air de convic-

  1. Inédite.
  2. Mme  Foucher, enceinte, avait une grossesse très pénible, et sa fille devait souvent veiller la nuit près d’elle.