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Mardi matin [28 mai, Paris[1]].

Je viens de m’éveiller, mon Adèle, tout triste de ne pas m’éveiller dans la même maison que toi. Tu ne saurais croire combien les jours que nous passons à Paris me paraissent longs et insupportables. Toutes mes heures sont désertes, toutes mes journées sont vides, quoique remplies d’une foule de distractions qui ne me suivent, certes, pas à Gentilly. Hélas ! Adèle, quand donc t’aurai-je sans cesse près de moi ! En ce moment tu es loin de ton Victor, d’autres t’occupent, tu ne penses plus à notre bonheur de Gentilly, tu ris peut-être, et celui dont tu absorbes toutes les pensées est ici seul, triste, et ne songeant qu’avec ennui au moment où il faudra cesser d’être seul et de paraître triste.

Avant-hier, à pareille heure, que j’étais heureux ! Pourquoi des moments comme ceux-là passent-ils ? Pourquoi deux êtres qui s’aiment ne peuvent-ils pas couler ainsi toute leur vie dans les bras l’un de l’autre ? Adèle, oh ! je veux croire que cette félicité nous sera donnée, je veux le croire ; car autrement je fuirais devant le long avenir qu’il me reste encore à parcourir. Mais pourquoi si ce bonheur est réservé à ton Victor, n’en jouit-il pas dès à présent ? Est-ce que cela dérangerait quelque chose aux destinées des autres hommes que la nôtre se fixât promptement ? Qu’importerait à Dieu que notre éternité de bonheur commençât trois ou six mois plut tôt ? Quand je pense à tout cela, je suis prêt à murmurer comme un insensé. S’il a été fait une exception, elle est pour moi, et je me plains. Mais, dis-moi, ma bien-aimée Adèle, n’est-il pas excusable de se livrer à l’impatience quand on attend le jour où l’on unira une vie jusqu’alors si tourmentée, à celle de l’ange le plus pur qui ait jamais existé ? Oui, Adèle, il est impossible d’exagérer en parlant de toi, comme en parlant de l’amour que tu mérites et que tu m’inspires.

Hélas ! et cependant j’ai encore fait couler tes larmes avant-hier. Ange ! en de pareils moments je suis bien coupable, mais crois que je suis encore bien plus malheureux. Je ne puis te dire ce qui se passe en moi quand je vois cette Adèle adorée pleurer à cause de moi. Chère amie ! et si cela arrive au milieu d’un moment de bonheur, oh ! alors, ce que j’éprouve est au-dessus de toute expression. C’est du ciel et de l’enfer.

Adieu pour ce matin, mon Adèle, je vais bientôt te voir pendant quelques minutes ; c’est un bonheur que je savoure longuement d’avance.

  1. De temps en temps leurs affaires appelaient à Paris Victor et la famille Foucher.