Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire, je ne puis me figurer quelle sera ma félicité quand nous serons unis. Pardonne-moi de te répéter si souvent la même chose, mais je n’ai qu’une pensée et à qui la dirai-je si ce n’est à toi ? Adieu pour aujourd’hui. Je vais m’occuper de faire ma malle pour cette retraite où tant de bonheur m’est promis. Ce soir, j’irai m’ennuyer à quelques visites d’adieu. Et demain le jour sera beau dès mon lever, car je passerai ma matinée à t’écrire et ma journée près de toi. Adieu, adieu ! je ne veux pas commencer une autre ligne, car il n’y aurait pas de raison pour que je finisse, tant il me coûte de laisser du papier blanc !


Samedi matin (6 avril 1822).

J’ai été très affligé et très indigné dimanche, chère amie, en entendant de quelles infamies on avait souillé dans ton esprit la mémoire de ma mère. Je t’ai suppliée de n’en rien croire, je t’en ai conjurée parce qu’il m’importe que celle qui partagera ma vie ne pense pas mal de celle à qui je dois cette vie. Songe, Adèle, si tu as quelque estime pour ton Victor, que la femme qu’on accuse d’une si vile calomnie envers une jeune fille, est celle qui m’a nourri, qui m’a élevé[1] ; si cette considération n’est rien pour toi, songe de quelles nobles vertus cette mère nous a donné l’exemple au milieu des plus grandes douleurs. Ma mère se plaignait peu, et pourtant elle a beaucoup souffert. Aussi en inspirant à ses enfants l’horreur du vice qui faisait le malheur de toute son existence, elle répétait souvent que son malheur même ferait le bonheur de celles que ses fils épouseraient. Hélas ! elle n’a pu être témoin de l’accomplissement de sa prédiction. Je suis fâché, mon amie, que tu ne m’aies pas parlé plus tôt de l’imposture imaginée sans doute pour me perdre dans ton estime, la tête de ma mère aurait été plus tôt déchargée de cet odieux mensonge. Car, chère amie, je ne doute pas que maintenant tu n’aies réfléchi au peu de fondement d’une telle accusation. Je

  1. « Tu me parles toujours de manière à me faire entendre que je peux trouver désagréable que tu penses à ta mère. Loin de le trouver ainsi, je serais très fâchée que tu ne donnasses pas quelquefois quelques larmes à une mère qui t’a aimé si tendrement… Je sais qu’elle était ardente dans ses affections comme intolérante dans ses haines. Certes, je n’ai eu de sa part que des preuves d’inimitié… Il est inutile de te dire ce qui m’a été rapporté parce que je n’en aurais pas moins la conscience pure et cela servirait à te faire connaître ce que tu ne croirais pas. Il m’a fallu un grand mépris pour me taire. Je parle sans aucun sentiment de haine, ce ne sont que de simples souvenirs qui ne m’ont causé que la peine de me savoir mal jugée. Si tu savais ce qui m’a été dit et qui paraît certain, tu verrais quelle est la puissance que tu exerces sur moi pour ne pas en avoir voulu à quelqu’un qui t’était proche... Mais mon ami, que les mânes de ta mère reposent en paix, je ne lui en ai jamais voulu puisqu’elle t’aimait, et ce qu’il y a d’extraordinaire c’est que même je l’aimais tout en apprenant de si méprisables choses. Au reste, elle faisait tout cela dans un but louable, puisqu’elle voyait ton bonheur pour prix de mon déshonneur. » (Reçue le samedi 30 man 1822.)